La ville de Hiroshima telle qu’elle est présentée dans le film a complètement disparu après le bombardement atomique. Comment avez-vous réussi à recréer le paysage urbain d’avant-guerre ?
K. S. : En dehors du dôme de la bombe, il n’y a qu’un seul bâtiment encore debout après des années de guerre. Cela a donc pris beaucoup de temps et d’efforts. Laissez-moi vous montrer cela (il commence à fouiller dans sa bibliothèque et en tire plusieurs volumes). Ce sont des reproductions d’annuaires téléphoniques de l’époque que j’ai trouvées dans une librairie d’occasion à Hiroshima. Cela donne une idée des boutiques qui existaient alors et de leur emplacement. Mais cela ne suffisait pas, alors nous avons cherché du matériel visuel aux Archives nationales (il continue à fouiller et extrait quelques tubes en carton). Ce sont des photos aériennes du port de Hiroshima prises par l’armée de l’air japonaise. Celle-là est de 1939 et celle-ci de 1945. Vous pouvez clairement voir la présence de nouveaux chantiers navals construits pendant la guerre pour participer à l’effort de guerre. Cette photo a été prise une semaine avant le largage de la bombe atomique sur Hiroshima. Ensuite, il y a ces croquis que quelqu’un a réalisés à l’époque. Nous avons donc eu beaucoup de chance de trouver autant d’informations. Le problème était de trouver des données sur Kure. A l’époque où c’était un important port militaire, la prise de photos était sévèrement contrôlée. Mais nous avons réussi à en trouver quelques-unes, puis nous avons soigneusement vérifié la position de chaque bâtiment avec d’autres informations que nous avions recueillies. Ce processus s’est poursuivi tout au long de la production du film, même après avoir écrit le scénario.
Pourquoi la plupart des personnages principaux de vos films sont des femmes ?
K. S. : Cela relève du hasard même si j’attache une attention particulière aux histoires écrites par des femmes, peut-être parce que je suis un homme. Il se peut que les histoires écrites par des hommes sont trop proches de moi pour que je les apprécie vraiment. En revanche, en tant qu’homme, lorsque je lis quelque chose composé par une femme, il se crée une sorte de distance qui me permet de les apprécier davantage.
Le monde de Suzu-san est très différent de celui d’aujourd’hui. La société japonaise a beaucoup évolué depuis la guerre. Pensez-vous que les familles japonaises ont également changé ?
K. S. : Je ne pense pas que la famille en elle-même a changé. C’est le système juridique entourant la famille en tant qu’institution qui a évolué. A l’époque de Suzu, par exemple, les femmes n’avaient pas le droit de vote et ne pouvaient pas vraiment participer à des activités politiques. Elles ne pouvaient même pas s’engager dans l’armée, ce qui était en soi une bonne chose. En d’autres termes, elles étaient victimes de discrimination dans une société dirigée par les hommes. Cependant, je pense qu’au niveau de la cellule familiale, du moins dans certaines d’entre elles, les choses étaient un peu différentes. La société japonaise avait commencé à évoluer à bien des égards avant la guerre, en particulier dans les grandes villes où les familles nucléaires devenaient la norme par rapport aux foyers multigénérationnels dans les campagnes. Malheureusement, la guerre a mis un terme à ces changements sociaux et a imposé un système plus traditionnel et plus conservateur.
Il vous a fallu environ six ans pour finir ce film principalement en raison du manque de fonds. Comment avez-vous vécu cela ?
K. S. : C’était très frustrant parce que les personnes avec qui nous traitions directement étaient en général très sympathiques et aimaient notre projet. Mais lorsqu’elles se tournaient vers leurs entreprises, elles voulaient toujours plus de garanties les assurant du succès de ce film. Ils ont regardé les résultats de Mai Mai Miracle (2009) et ont découvert que les recettes n’avaient pas été extraordinaires lors de sa sortie. Ils en ont donc conclu que je ne serais pas capable de faire un film à succès. Ils ont complètement négligé le fait que sur la durée, il avait rapporté assez d’argent. En d’autres termes, le démarrage a été lent, mais le film a gagné en notoriété grâce au bouche-à-oreille. Mais pour les investisseurs peu importe la qualité de l’histoire, ce qu’ils veulent c’est être sûrs qu’il y aura effectivement un public avant même que le film ne soit terminé. Nous avons finalement réussi à produire le film en faisant appel au financement participatif (voir Zoom Japon n°66, décembre 2016). Dans un recoin de ce monde s’est imposé sur le long cours, grâce encore au bouche-à-oreille. En outre, c’est une histoire qui a attiré un public âgé, c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas l’habitude de fréquenter les salles obscures.
Propos recueillis par Jean Derome