Un des éléments sur lesquels la revue s’appuie est le commentaire d’étrangers. “Cela nous donne du courage et nous permet de valoriser des qualités du pays que les Japonais ont tendance à négliger”, affirme le rédacteur en chef. En effet, grâce à ces pages remplies de citations d’étrangers, le magazine a réussi à séduire un lectorat inattendu. “On l’a créé pour des hommes de 30 à 40 ans, mais aujourd’hui, plus de moitié de nos lecteurs ont plus de 60 ans”, reconnaît-il. Pourquoi s’entichent-ils de ce genre de contenu? “Ces gens, nés pendant ou peu après la Seconde Guerre mondiale, percevaient toujours le pays d’une manière négative. En lisant notre magazine, ils ont l’impression que leur contribution à la prospérité du pays est enfin reconnue. Ils ont l’impression que ces commentaires justifient leur vie”, explique Matsuoka Ryôta.
C’est ainsi que, dans une lettre adressée à la rédaction, un lecteur de 68 ans raconte comment la revue lui a permis de corriger sa vision selon laquelle “le Japon serait un pays arriéré par rapport aux autres”. “Grâce à votre magazine, j’ai pu redécouvrir des vertus de mon pays, ce qui m’a redonné confiance”, ajoute-t-il. Toutefois, il n’est pas sûr que les 50 000 lecteurs de Japan Class sachent que ces commentaires sont grappillés sur Internet et traduits en japonais par des blogueurs qui sont aussi les auteurs d’articles xénophobes attaquant la Chine et la Corée du Sud. Interrogé sur la question, Matsuoka Ryôta admet qu’il ne vérifie jamais la véracité des commentaires, mais se défend avec fermeté de toutes les critiques accusant le magazine d’être nationaliste. “On encense le Japon, mais on s’interdit strictement des contenus xénophobes”, affirme-t-il.
Le succès de cette nouvelle tendance n’a pas laissé les autorités indifférentes non plus. Le ministère de l’Economie et de l’Industrie a lancé, en février 2017, un livret intitulé en anglais Wonder Nippon (son titre en japonais est “Le Japon épate le monde”). En 34 pages, le comité chargé du projet essaie d’offrir des explications sur la culture nippone en anglais et en japonais, avec des exemples sur le rapport entre la nature et le peuple japonais, les artisanats traditionnels, et la vision particulière de la beauté comme wabi sabi. “Ce livret repose sur le constat que les industries comme la sidérurgie qui ont soutenu la croissance initiale du pays sont en déclin. Il faut donc désormais s’appuyer sur la culture”, note Fukunaga Shigekazu, en charge du projet au sein de l’administration. Le regard du ministère est braqué surtout sur les artisanats traditionnels, afin de mettre à profit “non seulement les produits mais aussi les cultures régionales et l’histoire personnelle des artisans”. Il s’agit aussi d’une initiative visant à redonner du dynamisme à la province japonaise, berceau de l’artisanat traditionnel, affaiblie par le dépeuplement et le vieillissement de la population (voir Zoom Japon, n°58, mars 2016).
C’est ainsi que le ministère a créé ce livret avec un budget équivalent à 12 000 euros, car “on voulait un document à destination des étrangers qui puisse servir de manuel pour la compréhension de la culture de notre pays”. Et si les phrases clé du livret, comme “Savez-vous que le Japon attire beaucoup l’attention ?” ou “Le monde entier est impressionné par le Japon” ont un côté assez narcissique, c’est que “les personnes en charge de sa rédaction voulaient surtout éviter le style bureaucratique. L’idée était donc de recourir à des expressions un peu fortes, histoire de piquer la curiosité des lecteurs”, explique Fukunaga Shigekazu.
Comme dans la plupart des publications de la tendance “Nippon Sugoi”, on remarque aussi des discours surprenants et peu crédibles. Selon le livret, les Japonais auraient “une structure de cerveau unique”. Grâce à leur langue qui utilise beaucoup de voyelles, les Japonais se serviraient de la partie gauche du cerveau pour entendre les “voix” des insectes, contrairement aux Occidentaux qui utiliseraient la partie droite et qui ont donc tendance à les percevoir comme des bruits. Voilà pourquoi les Japonais seraient les auteurs de vers sur la beauté des chants d’insectes depuis le Xe siècle ! Interrogé sur la véracité de cet argument, Fukunaga Shigekazu admet que “cela ne se base pas du tout sur une expertise scientifique”. En effet, le comité chargé du projet étant constitué exclusivement d’hommes d’affaires, le livret “n’a pas de valeur académique”.
Alors pourquoi les Japonais raffolent-ils de ce genre de publications ? Il est vrai que les discours sur l’identité nipponne, surtout ceux qui ont suivi la défaite de 1945, ont souvent mis en cause la culture du pays, jugée trop féodale et donc arriérée par rapport aux autres pays démocratiques, surtout occidentaux. Pendant la période de forte croissance économique, le discours a évolué pour présenter les Japonais comme un peuple unique et différent. “Cette idée, véhiculée notamment par les hommes d’affaires, n’a pas cessé de mettre en avant l’originalité de la culture japonaise, au point d’affirmer qu’elle était difficile à comprendre par les étrangers”, rappelle Yoshida Kôsaku, chercheur à l’université Sophia. Ce concept, qui était une manière de mettre en valeur leur propre culture, sera remplacé après les années 1990 par des discours mettant en avant l’excellence de la culture nippone. “Cette dernière a gagné une certaine notoriété à l’étranger, et les élites globalisées ont pris conscience que la différence culturelle pouvait générer des bénéfices économiques”, poursuit-il. C’est ainsi qu’est apparue la tendance “Nippon Sugoi”. Elle atteindra son paroxysme avec des reportages dans des médias étrangers exaltant le stoïcisme et la résilience des Japonais après le tremblement de terre et le tsunami de mars 2011.