“Plus généralement, les yôkai sont les représentations visuelles de phénomènes inexplicables. Ils représentent une tentative de rationaliser un monde chaotique, imprévisible et souvent inexplicable dans lequel les hommes vivent. En d’autres termes, il s’agit de superstitions incarnées sous forme de personnages.”
Au Japon, culture et religion sont imprégnées d’animisme et de polythéisme. Le shintoïsme et le bouddhisme sont peuplés de kami comme on nomme les présences divines au Japon. Presque tout, vivant ou non, peut potentiellement devenir un kami. Ils habitent parmi nous et interagissent avec nous – d’habitude d’une manière effrayante.
Selon Matt Alt, le travail de Toriyama Sekien est important parce que personne avant lui n’avait pensé à regrouper et classer les yôkai avec une telle passion. “Avant la publication des livres de Sekien, il s’agissait principalement de légendes orales et de contes sans représentation visuelle”, rappelle le traducteur. “Mais son art et son écriture ont vraiment permis de les définir. Fondamentalement, chaque portrait de yôkai que vous rencontrez aujourd’hui a été défini par Sekien.”
Il ajoute que cette œuvre est également importante pour les amateurs contemporains car elle propose une nouvelle perspective historique sur Totoro, Pikachu ou encore Godzilla. “Ces ouvrages du XVIIIe siècle montrent que le désir de créer et de commercialiser des monstres n’est pas nouveau au Japon. N’oublions pas que, lorsque ces livres sont parus, le Japon disposait d’une industrie de l’édition florissante alimentée par une combinaison de techniques d’impression avancées et d’une population hautement alphabétisée. D’après une estimation, quelque 22 000 livres ont été publiés à Edo, Ôsaka et Kyôto entre 1720 et 1815, soit une moyenne de 300 nouveaux titres par an. Parmi les nombreux genres littéraires proposés, beaucoup d’adultes adoraient lire des descriptions sinistres de rencontres avec des yôkai dans la vie réelle – alors que les enfants collectionnaient les yôkai karuta [cartes monstrueuses] de la même manière que les enfants d’aujourd’hui recherchent des cartes Pokémon.”
Bien que les livres de Toriyama Sekien aient marqué un tournant dans la façon dont les yôkai ont été perçus, il n’a pas pour autant inventé le défilé des monstres. “Dès le Xe siècle, vous pouvez trouver des “Défilés de nuit de la horde des démons” sous forme de rouleau”, note Matt Alt. “Mais alors que ces parchemins, de par leur nature même, étaient des pièces d’art uniques qui ne pouvaient être appréciées que par leurs propriétaires, les livres produits en série signés Toriyama Sekien pouvaient être achetés par tout le monde. Bien qu’on ne sache pas exactement à combien d’exemplaires ses quatre livres ont été tirés (en utilisant des techniques d’impression sur bloc de bois), ils se sont très bien vendus.”
Un des aspects moins connus du travail de Toriyama Sekien est l’utilisation des yôkai pour se moquer des conventions sociales de l’époque. Le genre de poésie satirique connu sous le nom de kyôka [vers fous] était incroyablement populaire dans les années 1760 et 1770 et Toriyama Sekien s’en est clairement inspiré en compilant ses quatre livres. À cet égard, son travail ressemble plus à une parodie littéraire qu’à une recherche sérieuse et était principalement destiné à divertir les gens à l’époque.
En se lançant dans la traduction de l’œuvre de Toriyama Sekien, Yoda Hiroko et son époux ont pris conscience de la difficulté de la tâche. “Le langage est si vieux, et il est écrit dans une écriture cursive difficile à déchiffrer. En outre, il fait référence à une grande partie de la littérature ancienne et des événements qui ne sont pas très bien connus des lecteurs actuels, même japonais. Nous voulions rendre cette grande littérature disponible en anglais, mais nous voulions aussi relever un défi”, confie Yoda Hiroko.
J. D.
références
Japandemonium Illustrated: The Yokai Encyclopedias of Toriyama Sekien, de Toriyama Sekien, traduction anglaise de Matt Alt et Yoda Hiroko, éd. Dover Publications, $34.95.