P. H. : Bref, toi tu es parti du shônen et tu voudrais aller voir ailleurs, et moi, je considère le shônen comme une sorte d’horizon inatteignable. On a l’air fin, maintenant…
T. D. : Oui, enfin, surtout toi, parce que je travaille aussi sur des titres plus confidentiels en parallèle de mes traductions de shônen. Autrement dit, je marche déjà, et depuis longtemps, sur tes plates-bandes, pardon…
P. H. : Oh, mais moi aussi, l’air de rien, j’ai fait un ou deux shônen ! Pas des locomotives inoubliables, mais ça m’a beaucoup appris. Comment as-tu commencé ?
T. D. : À la fin des années 1980, lycéen, je passe mon bac, et en grand fan de BD en général, je finis logiquement par arriver aux mangas, en v.o., notamment Dragon Ball et Touch. C’est un choc énorme, au point que je n’ai plus jamais cessé d’en lire. Je suis lecteur assidu du magazine Shônen Jump depuis 25 ans, de Shônen Sunday et de Shônen Magazine depuis presque 20 ans, entre autres, alors je n’ai pas l’impression de mentir lorsque je prétends adorer les shônen. Ce n’est pas un hasard si dans mes meilleurs souvenirs de traduction il y a Beelzebub (Tamura Ryûhei, éd. Kazé), Bakuman (Ôba Tsugumi & Obata Takeshi, Kana) et To Your Eternity (Oima Yoshitoshi, Pika).
Ensuite, c’est peut-être aussi parce que j’ai souvent eu des relations professionnelles qui dépassent le cadre de mon rôle de traducteur. À titre d’exemple, pendant plus de 15 ans, j’ai travaillé en étroite collaboration avec la direction éditoriale de Kana, notamment avec Yves Schlirf et Christel Hoolans. C’est grâce à la confiance qu’ils m’ont accordée que j’ai pu traduire autant de mangas dont j’étais fan. Il y a aussi parfois des affinités humaines et intellectuelles qui jouent, et à ce titre, Raphaël Pennes, lorsqu’il était encore éditeur chez Kazé, a joué un rôle déterminant dans mon approche du manga et de la traduction, au même titre que Mehdi Benrabah (Pika), aujourd’hui, qui a une vraie vision d’ensemble de la production manga dans laquelle je me retrouve.
J’ai également été au cœur d’un atelier de création à Tôkyô pendant quatre ans, avec Jean-David Morvan et Philippe Buchet, et j’ai aussi effectué un nombre considérable de missions d’interprète dans le milieu de l’édition au Japon, parfois avec des dessinateurs de mangas shônen justement. J’imagine que tout cela m’a aidé à rester au contact des shônen à la mode. Cependant, comme tu le mentionnais, la troisième génération de traducteurs est là, et je dois redoubler d’efforts pour ne pas tomber dans l’oubli !
À l’inverse, je suis très intrigué par la manière dont tu travailles et sur la façon dont les éditeurs de mangas t’approchent. Pour moi, tu es un peu le Capitaine Flam de la traduction de manga : “Au fin fond de l’Univers, à des années et des années-lumière de la Terre, veille celui que les éditeurs appellent quand ils ne sont plus capables de trouver une solution à leurs problèmes, quand il ne reste plus aucun espoir…”
P. H. : Tu n’es pas loin de la réalité. À vrai dire, j’ai passé toutes les années 1990 à Tôkyô, ce qui fait que je n’étais même pas au courant que la mangamania avait gagné la France. Quand je suis rentré en 2003, je me suis aperçu que des éditeurs étaient à la recherche de gens comme moi, qui pouvaient justifier d’un niveau de lecture en japonais un peu supérieur à ce qu’ils trouvaient chez l’étudiant lambda. Ma carte de visite, c’était un gros roman de 700 pages que j’avais traduit et qui venait de sortir, Dogra Magra, de Yumeno Kyûsaku (éd. Philippe Picquier), dont Miyako Slocombe (voir pp. 10-12) traduira des années plus tard une adaptation très libre en manga de Suehiro Maruo pour le Lézard Noir. Et comme en plus j’adorais les mangas que j’avais lus au Japon, plutôt du manga d’auteur mais pas uniquement, je n’ai pas eu trop de difficulté à m’introduire dans le milieu. Je parle d’une époque que les moins de 20 ans ne connaissent pas et que les autres essaient d’oublier, quand Dominique Véret, Grand-Fred et Petit-Fred gagnaient de l’argent pour Delcourt, Julien Bastide montait des expos CLAMP à Angoulême et Frédéric Boilet proclamait tout seul l’indépendance de “la manga” d’auteur. Et quasiment en même temps, j’ai traduit Tezuka Osamu pour Delcourt. Mon premier, c’était Barbara, en binôme avec Jacques Lalloz. Puis encore Tezuka mais pour Cornélius (Prince Norman) et Terre de rêves de Taniguchi Jirô pour Casterman. Ensuite, l’étape marquante, c’est au moment où NonNonBâ, de Mizuki Shigeru, traduit avec mon épouse pour Cornélius, a reçu le Fauve d’Or du Meilleur Album à Angoulême en 2007. Je me suis trouvé en phase avec la nouvelle approche qui a émergé à ce moment-là, qui voulait sortir du mythe selon lequel “le manga, il n’y a que les fans qui comprennent et qui peuvent en parler”. Et en traduction, ça voulait dire d’abord traduire de façon à ce que le sens de l’histoire s’éclaire, et que le lecteur comprenne ce que les personnages disent et veulent dire. Recherche de la clarté avant tout, et placer le lecteur en situation de proximité. Je veux dire par là : remplacer la vision “les Japonais, ils…” par “Le père de Shige dans NonNonBâ, je veux le même”. C’est à ce moment que je situe l’apparition de la deuxième génération de traducteurs.