Comparer des traductions d’un même manga mais datant d’époques différentes est un bon moyen d’entrer dans le monde mystérieux de la traduction. En 1995, L’Homme qui marche, de Taniguchi Jirô, avait fait découvrir aux lecteurs francophones adultes qu’eux aussi pouvaient s’intéresser au manga, en leur révélant une œuvre fondée sur la douceur de vivre, la contemplation, l’aventure du quotidien. Quand, en 2015, l’éditeur Casterman m’a proposé de retraduire cet ouvrage, il m’a communiqué une liste des points que l’équipe avait notés comme devant être corrigés : surtout des onomatopées à remplacer, une somme d’argent qui avait été traduite en francs à rétablir en yens, des mots qui apparaissent dans le décor à traduire, etc. Bref, des détails que n’importe qui aurait pu faire, qui n’exigeaient pas à proprement parler une “retraduction”. Des phrases qui ne sonnaient pas bien, aussi. Là, effectivement, il fallait au moins revenir au texte original pour voir comment on pouvait améliorer le rendu en français.
Mais lorsque j’ai lu l’original, j’ai compris qu’il y avait quelque chose d’essentiel, que personne n’avait vu. C’est que L’Homme qui marche racontait une histoire. Pour les lecteurs français et les critiques, ce livre était une collection de chapitres indépendants, des journées sans lien les unes avec les autres dans la vie d’un couple d’une quarantaine d’années. Chaque chapitre racontait une mini-histoire, mais il ne se passait rien globalement. Mieux : c’était ce concept de temporalité sans linéarité causale qui avait paru révolutionnaire : on avait parlé de “pensée zen”, Taniguchi était un mangaka “contemplatif”. Quelques chapitres semblaient reprendre un élément qui était déjà apparu dans un chapitre précédent (le chien, le coquillage que le couple va rendre à la mer…), mais pas d’histoire au sens classique du terme. Or, quand on lit la v.o., dès la première page, dès la première case, quand le couple ouvre la fenêtre et s’extasie sur la beauté de la nature, on comprend que ce n’est pas seulement parce qu’il fait beau : ils viennent d’emménager dans une nouvelle maison, et après leur première nuit dans les lieux, c’est la première fois qu’ils découvrent le paysage à la lumière du matin. Et de chapitre en chapitre, le personnage découvre la ville et s’intègre à son nouvel espace, puis commence à faire connaissance avec les gens. S’il se perd au chapitre 3, ce n’est pas seulement parce que c’est un “poète” un peu distrait, c’est surtout que c’est une nouvelle ville pour lui. S’il achète un livre sur les oiseaux, c’est parce qu’avant, il habitait sans doute dans une mégalopole. Le temps joue aussi un rôle, puisque les 18 chapitres couvrent les quatre saisons d’une année complète, de la fin de l’automne à la fin de l’automne suivant. Voilà pourquoi une vraie retraduction s’imposait. Non pas que la traduction précédente avait fait une grave erreur sur le temps d’un verbe ou quoi que ce soit de ce genre, évidemment, à aucun moment un personnage ne prononce le mot “déménagement”, ni “nouvelle maison”, ni rien d’explicite. À peine une esquisse de surprise en ouvrant la fenêtre, une attente positive sur l’avenir… Et puis des éléments visuels sans paroles, sans aucune explication, mais qui se décryptent quand on les considère globalement : des cartons dans la pièce, des cartes postales à mettre à la boîte pour informer leurs connaissances de leur nouvelle adresse…
Cette expérience donne la clé de ce qu’est réellement une traduction : on croit que la traduction s’occupe des mots, mais c’est faux. On ne traduit pas des mots, on traduit un texte. Les mots ne sont pas l’unité de traduction. L’élément le plus petit sur lequel travaille le traducteur, c’est la scène. Il faut avoir compris l’histoire à tous ses niveaux, surtout les plus grands, et avoir saisi les différentes dynamiques qui jouent en elle : rythmes, tensions, émotions, attentes… C’est le texte entier qui se traduit comme un seul mot, immense mais cohérent. C’est ce que j’ai appris de Jorge Luis Borges.
Alors voilà comment j’ai traduit :
– Mais c’est superbe, ici !
(J’ai juste ajouté “ici” par rapport à la précédente traduction)
– Je crois qu’on va se plaire.
C’est tout. C’est tellement peu qu’il y aura encore des lecteurs qui ne vont pas voir que le couple vient d’emménager. Oui, mais cette fois, s’ils ne le voient pas, ce sera de leur faute, pas celle de la traduction !
Patrick Honnoré