Mais comment cela apparaît-il dans les dialogues?
M. S. : Avec le manga, j’ai l’impression qu’on a affaire à une matière “vivante” : le japonais est, il me semble, une langue particulièrement expressive, j’ai l’impression de l’entendre quand je lis un manga, et c’est une des principales raisons pour lesquelles la traduction de manga me plaît tant, et que c’est un plaisir que je retrouve dans le sous-titrage de films ou le surtitrage de théâtre. J’essaie donc de garder le texte en vie, de ne pas le réduire à une matière inerte.
Dans Chiisakobé ou Tokyo Kaido, l’auteur, Mochizuki Minetarô, gère ses dialogues et sa narration comme ses dessins : propres et nets et sans bavures, alors qu’à l’intérieur de leurs crânes, c’est du Van Gogh, les personnages sont plongés dans des états dépressifs sévères, ou pire. Mais au lieu d’en faire un motif romantique, orageux, le chaos intérieur n’apparaît que dans quelques petites étincelles décalées. On est vraiment dans la forme de dialogues où les personnages disent A… B… C… pour ne pas dire SHKRAFPTSS, un peu comme Natsume Sôseki expliquait qu’on dit “la lune est belle” pour ne pas dire “je t’aime”.
M. S. : C’est drôle que vous citiez cet exemple de la lune de Natsume Sôseki, parce que Mochizuki l’a justement cité lors d’une conférence au festival d’Angoulême ! On sent effectivement une retenue chez ses personnages, qu’il fallait respecter. Mais il n’y a pas eu de parti pris particulier : j’ai travaillé de manière sensorielle, et retranscrit les répliques telles que je les sentais à la lecture de la version originale.
Mais j’ai été particulièrement vigilante sur le choix des mots dans les scènes où il y a une forte intensité émotionnelle. À la fin du volume 3 de Chiisakobé par exemple, Shigeji a une explication avec Ritsu au sujet d’une chose qu’elle a failli lui dire mais qu’elle a finalement gardé pour elle, et il lui dit : “Ces mots qui ne sont pas sortis de ta bouche continuent de résonner dans mes oreilles”. Il y avait quelque chose de poétique dans le texte original, les mots que Ritsu n’avait pas prononcés étaient traités comme une entité vivante, c’est pourquoi j’ai formulé la phrase ainsi, pour essayer de retranscrire l’effet du texte original.
© Mochizuki MinetarôPropos recueillis par P. H.