Rien ne dégage une ambiance aussi nostalgique que les tramways. A Tôkyô, hélas, la plus grande partie du réseau de trams (181 km de voie) a été démantelée à partir de 1967 et de 1972 en raison de complications financières et de la forte augmentation du trafic automobile. À Shinjuku, le tramway a cessé de fonctionner en 1970. Quatre ans plus tard, une section en forme de S à l’est de Kabukichô a été transformée en promenade : le chemin des quatre saisons (Shinjuku yûhodô kôen shiki no michi), une belle bande verte menant au centre culturel local. Le sentier constitue la frontière occidentale du Golden Gaï, une zone incroyablement exiguë avec environ 200 petits bars et clubs sous forme de baraques. Connu à l’origine sous le nom de Yoshiwara du pauvre en référence au quartier des plaisirs de l’ancien Edo, il remplaça le sexe par l’alcool quand la prostitution devint illégale en 1958 ; et en 1968 il attira une foule variée d’artistes, de musiciens, d’acteurs, de journalistes et autres intellectuels. Dans les années 1980, les bars décrépits sont devenus la cible des yakuza qui ont tenté de les incendier afin que les promoteurs puissent acheter les terrains, mais un groupe de défenseurs les a sauvés en gardant le quartier pendant la nuit. Aujourd’hui, Golden Gaï est toujours en pleine forme. Il a peut-être perdu son côté mythique et dur (maintenant beaucoup de bars accueillent des étrangers et déclarent fièrement “pas de frais de siège” sur leur porte), mais c’est probablement le seul endroit à Tokyo où l’on peut découvrir la ville telle qu’elle était à la fin de la guerre. En effet, certains de ces bars existent depuis plus de 50 ans.
Pour trouver l’opposé total (pas uniquement d’un point de vue géographique) de Golden Gaï, il faut passer de l’autre côté de la gare. Jusqu’en 1968, il y avait un énorme “trou” à l’ouest de Shinjuku : le centre de traitement des eaux de Yodobashi. Inauguré à la fin de 1898, ce fut le premier ouvrage d’eau moderne au Japon avec une capacité de 140 000 mètres cubes d’eau par jour. L’usine s’est agrandie au fil des années afin de satisfaire la demande croissante en eau potable, jusqu’à sa fermeture il y a cinquante ans. C’est de loin l’endroit disparu de Tôkyô que j’aurais aimé voir de mes yeux.