Les clins d’œil au 7e art japonais ne manquent pas. Si Kurosawa Akira est le premier nom qui vient à l’esprit puisque l’un des principaux personnages du film, le maire Kobayashi, est le portrait craché de Mifune Toshirô, l’acteur fétiche de Kurosawa, dans Entre le ciel et l’enfer (Tengoku to Jigoku, 1963) et que l’univers de la décharge omniprésent dans L’Ile aux chiens rappelle à certains égards le décor de Dodes’ka-den (Dodesukaden, 1970). Mais il y a aussi des références à Ozu Yasujirô comme aux films de monstres dont Honda Ishirô fut l’un des grands maîtres. Tout cela a permis de créer le cadre parfait pour dérouler son histoire de chiens déportés sur une île jusque-là réservée aux déchets après l’apparition d’une épidémie de grippe canine. Mais l’entêtement d’un jeune garçon, Atari, qui se rend, malgré les interdictions, sur cette île à la recherche de son chien Spots, va jouer un rôle déterminant dans la découverte en réalité d’une vaste conspiration visant à imposer une certaine forme de dictature à Megasaki.
Lorsque Wes Anderson dit qu’il s’agit de son film le plus ambitieux, on ne peut que se ranger derrière son avis, car L’Ile aux chiens est une belle illustration de son audace cinématographique dans la mesure où il ne se contente pas de raconter une histoire étonnante. Il a aussi donné naissance à un univers cohérent dans lequel évoluent des personnages en parfaite harmonie avec le propos du film. Car derrière le divertissement et certains aspects comiques, le film aborde des sujets plus sérieux liés à l’évolution de nos sociétés modernes. Certes, ils ne sont pas spécifiques au Japon, mais ce pays doit souvent affronter, avant les autres, les problèmes induits par le développement de notre monde industriel. Le décor futuriste où subsistent toutefois de nombreux éléments hérités des années 1960, époque charnière dans l’histoire contemporaine japonaise avec l’industrialisation à outrance, la pollution mais aussi la contestation de la jeunesse, est parfaitement adapté au propos du film. L’influence des grands noms du cinéma japonais y est très palpable et on se délecte de retrouver des atmosphères tirées des œuvres de Suzuki Seijun quand il s’agit de certaines scènes se déroulant dans la ville imaginaire de Megasaki.
Dans cet excellent film récompensé au Festival de Berlin par l’Ours d’argent du meilleur réalisateur, on découvre avec plaisir que Wes Anderson n’est pas tombé dans le piège du film cliché sur le Japon. Il le doit notamment au travail de Nomura Kunichi, l’un des coscénaristes. “Nous sommes tous amis avec Kun depuis pas mal d’années, et c’est lui qui nous a permis d’être aussi authentiques que possible sur les détails, et de donner une ambiance réellement japonaise au film, étant donné qu’aucun de nous qui écrivions l’histoire n’était Japonais”, reconnaît le cinéaste. Cela permet vraiment d’offrir un regard très affûté sur le Japon. A aucun moment, on a l’impression d’avoir affaire à une œuvre “goût du Japon”. Au contraire, ce film est japonais dans sa tonalité et dans la manière dont les différents personnages interagissent entre eux. La seule à se comporter différemment est Tracy Walker, la lycéenne américaine en échange linguistique qui travaille avec passion pour le journal du lycée et s’engage contre le maire Kobayashi. En dépit de son envie de s’intégrer, elle conserve ses réflexes de “gaijin” (étrangère). Quand elle dit par exemple qu’elle veut écrire à partir de “[s]es intuitions”, le rédacteur en chef du journal lui répond : “je ne publie jamais à partir d’une intuition”. C’est tout à fait caractéristique du journalisme au Japon qui ne s’appuie que sur des faits maintes fois corroborés pour élaborer des articles.
Ce sont ces types de détails qui font de L’Ile aux chiens un film japonais. Et si l’on ajoute la dimension humaniste qui s’en dégage et qui est sans doute directement inspirée par le cinéma de Kurosawa Akira, on ne peut que se féliciter de pouvoir profiter d’une œuvre d’une telle intensité. De là à dire que nous sommes en présence du meilleur film “japonais” de ce début d’année, il n’y a qu’un pas que nous sommes prêts à franchir.
Odaira Namihei