Si l’on fait un grand saut vers la fin de la décennie, l’angoisse adolescente s’est transformée en une guerre ouverte contre toutes les formes de pouvoir – y compris le système d’éducation autoritaire qui semble être resté au Moyen Âge –et la soumission du gouvernement japonais à la politique étrangère américaine, notamment au Vietnam. Suzuki Seijun était toujours là, mais pas pour longtemps, puisque son flamboyant film de yakuza, La Marque du tueur (Koroshi no rakuin, 1967), fut jugé incompréhensible par son studio, la Nikkatsu, et le réalisateur fut mis à la porte sans ménagement un an plus tard. Le cinéaste a répondu en convoquant une conférence de presse où il a dénoncé le comportement injuste du studio. Un comité de soutien à Suzuki (composé de cinéastes, d’acteurs et de groupes d’étudiants) a été rapidement créé et a réussi à mobiliser le public dans des manifestations de masse qui se sont mêlées à d’autres groupes dissidents dans les rues de Tôkyô, notamment à Shinjuku.
Parmi les personnalités présentes à la conférence de presse de Suzuki Seijun figurait Ôshima Nagisa, l’une des figures majeures de la Nouvelle Vague. Il a sorti deux films en 1968, mais nous sommes plus intéressés par Journal d’un voleur de Shinjuku (Shinjuku dorobô nikki). Inspiré par le récit autobiographique Journal du voleur de Jean Genet (1949) et tourné pendant les heures les plus chaudes de la révolte étudiante, ce film a été tourné presque entièrement dans le quartier et présente certains de ses endroits les plus importants, à commencer par la librairie Kinokuniya où le voleur est pris en flagrant délit. Parmi les livres qu’il dérobe figure le fameux Journal de Genet. Achevé seulement quelques années plus tôt, en 1964, par l’architecte Maekawa Kunio à qui l’on doit notamment Tokyo Metropolitan Art Museum, à Ueno, le siège de la librairie Kinokuniya a neuf étages (plus deux niveaux en sous-sol). Il abrite une galerie d’art et un théâtre, le célèbre Kinokuniya Hall. Aujourd’hui, Shinjuku dispose d’une seconde librairie Kinokuniya, encore plus grande, en face de la sortie sud de la gare, mais l’atmosphère rétro-moderniste de l’ancien bâtiment est encore inégalée.
Mais revenons à notre histoire, le voleur – interprété par le célèbre artiste Yokoo Tadanori (voir p. 20) – est rattrapé par la vendeuse qui l’entraîne dans le bureau de Tanabe Moichi, mais le vrai patron de Kinokuniya (qui joue son propre rôle) ne semble pas particulièrement intéressé par les exploits du jeune homme. C’est ainsi que débute l’étrange histoire entre ces deux jeunes qui essaient vainement d’avoir des relations sexuelles, puis errent dans les rues de Shinjuku en cherchant les conseils (du sexologue Takahashi Tetsu) et essayent de donner un sens à leur situation. Pendant leurs pérégrinations sans but, le couple assiste au spectacle de rue de Kara Jurô devant la sortie Est de la gare avant de le suivre jusqu’à la tente rouge qu’il a dressée dans les jardins du sanctuaire Hanazono, où ils rejoignent sa troupe de théâtre situationniste. En fin de compte, le couple parvient à trouver de l’extase alors que dans les rues, les manifestants et la police échangent des coups – pour de vrai.
Produit typique de son temps, ce film, dont l’intrigue principale est en permanence interrompue par des gens parlant de révolution et de libération sexuelle, n’a pas très bien vieilli. Pourtant, c’est sans doute le meilleur enregistrement cinématographique de Shinjuku à la fin des années 1960, car il transmet fidèlement le charme chaotique du quartier pendant ces années pour le moins agitées. Malheureusement, le bouleversement social et culturel du Japon a été de courte durée, car la société dominante a tourné le dos au mouvement étudiant et la police a commencé à faire disparaître tout signe de dissidence. Deux films tournés à Shinjuku, en 1970, fournissent un témoignage éloquent sur cette évolution : Le Fou de Shinjuku (Shinjuku maddo) de Wakamatsu Kôji et Stray Cat Rock: Female Boss (Nora-neko rokku : Onna banchô) de Hasebe Yasuharu.