Vous avez rejoint Ogawa Pro pendant vos études à Sendai. Comment en êtes-vous arrivé à travailler avec Ogawa Shinsuke ?
I. T. : A vrai dire, je n’avais alors aucun intérêt pour le cinéma. J’étudiais le droit parce que je pensais que notre vie politique devait changer. Cela dit, je ne cherchais pas à faire une carrière politique. Je voulais juste apporter ma contribution au mouvement de protestation. Je réfléchissais au sens à donner à ma vie, quand j’ai vu Assatsu no mori (La Forêt de l’oppression, 1967) sur le mouvement étudiant dans une ville de province, et surtout Sanrizuka no natsu (L’Eté à Sanrizuka, 1968) de la série Sanrizuka.
Quelle a été votre réaction ?
I. T. : J’ai aimé la façon dont il a soigneusement et complètement décrit la vie des villageois et leur opposition à l’État et aux promoteurs, en soulignant la façon dont la communauté rurale s’était rassemblée et s’entraidait. Cela m’a fait une très forte impression. Le mouvement étudiant se développait en une avant-garde extrémiste trop conflictuelle à mon goût. C’était comme si vous étiez avec nous ou contre nous. Les gens de Sanrizuka, au contraire, avaient trouvé un moyen d’inclure tout le monde dans leur lutte. Le film d’Ogawa était unique, car il ne représentait ni le mouvement étudiant ni une insurrection politique. Il s’agissait simplement et concrètement de paysans se mobilisant contre les pouvoirs en place et il montrait comment ceux-ci parvenaient à mener leur vie quotidienne au milieu de ce chaos. Dans l’approche d’Ogawa, il s’agit de rappeler constamment qu’on parle de vraies personnes avec de vrais problèmes concrets. Chacun d’entre eux est autorisé à parler de ses sentiments, de ses espoirs et de ses peurs. C’est comme ça que j’ai été gagné à sa cause.
Après cela, vous avez rencontré Ogawa ?
I. T. : Lorsqu’il a commencé à travailler sur le deuxième film de Sanrizuka, il a eu des problèmes financiers. Il a donc envoyé son équipe autour du Japon pour rencontrer les étudiants – qui étaient ses principaux soutiens – et demander de l’aide pour financer le film. J’ai rejoint le groupe de soutien à Sendai, mais, au bout d’un moment, j’ai senti que je voulais faire plus, et en définitive, au lieu de le soutenir de l’extérieur, je suis devenu membre de son équipe à mi-parcours du second film sur Sanrizuka.
Comment ça s’est passé avec lui ?
I. T. : Il avait 12 ans de plus que moi. Je ne sais pas s’il était membre du Parti communiste japonais, mais il était certainement influencé par les films anti-Traité de sécurité réalisés par les cinéastes de gauche de l’époque. Ogawa et moi appartenions à des générations différentes. Mais il convenait que les films ne devaient pas être faits par des professionnels. D’après lui, ils étaient simplement le résultat de notre façon de vivre.
Et le travail à Sanrizuka ?
I. T. : Nous avions loué un bâtiment à un agriculteur. Ogawa, son assistant et le caméraman y tournaient un ou deux mois, puis retournaient à Tôkyô pour faire le montage avant de rentrer à Sanrizuka pour d’autres prises. Le reste d’entre nous – ceux qui n’étaient pas directement impliqués dans le tournage – travaillaient dans un petit bureau à Tôkyô. J’étais en charge de la distribution des films. Pour chaque film, nous avions généralement au moins dix copies. Nous recevions des demandes de ciné-clubs d’étudiants de tout le Japon. Nous avions tous des liens avec plusieurs universités, alors nous leur demandions toujours de projeter nos films.
Vous voulez dire que ces films n’ont jamais été projetés en salles ?
I. T. : Non, nos films ont été principalement projetés sur des campus universitaires. Les étudiants organisaient eux-mêmes les projections. Il y avait aussi de jeunes travailleurs appartenant à des groupes anti-guerre du Vietnam. Ils projetaient les films dans des salles publiques et des centres communautaires. Quand il s’agissait de petits villages, ils n’avaient même pas l’équipement nécessaire pour montrer un film, alors nous fournissions aussi l’écran et le projecteur. En d’autres termes, aucun cinéma commercial n’a montré nos documentaires, au moins jusqu’à notre installation à Yamagata, et même à cette époque, ils étaient très peu nombreux. C’était surtout un circuit de cinéma indépendant. Beaucoup plus tard, dans la seconde moitié des années 1980, quand certaines personnes qui nous avaient soutenus ont ouvert les premières “mini salles”, cela a évolué.
Pendant le tournage de Sanrizuka, y a-t-il eu des événements en particulier qui vous ont marqué ?
I. T. : Pendant ces années, même si le gouvernement japonais n’était pas une dictature, il était très conservateur et croyait pouvoir réprimer toute forme de protestation. Cependant, les agriculteurs ne voulaient pas abandonner leurs terres, dont ils tiraient leur subsistance, et plus important encore, ils voulaient protéger l’esprit communautaire à l’intérieur du village. Le gouvernement a tenté de briser la communauté en s’insinuant dans ce réseau de relations étroites. Plusieurs personnes n’ont pas supporté la pression et se sont suicidées. Une chose que je ne peux pas oublier est ce jeune homme – il devait avoir 21 ou 22 ans – qui s’est pendu à l’intérieur du sanctuaire après la fin de la bataille. En outre, les fermiers étaient tellement en colère qu’un jour ils ont entouré trois membres de la police anti-émeute et les ont battus à mort. Plus tard, plusieurs membres du village ont été arrêtés. Ces personnes ont été reconnues coupables, mais ont été mises en probation et ont pu retourner dans leur village, la principale raison étant que si elles avaient été envoyées en prison, l’aéroport de Narita n’aurait pas été terminé.