Pour la troupe de Terayama, Tenjô Sajiki, vous avez même travaillé en tant que scénographe, n’est-ce pas ?
Y. T. : Oui, c’était un travail intéressant, même si je devais constamment me battre contre des budgets serrés. Ce fut de courte durée parce que je ne m’entendais pas avec Higashi Yutaka, le metteur en scène. J’avais une bonne relation avec Terayama, mais il était toujours occupé à travailler sur de nouveaux projets, à écrire des livres et des articles, alors il laissait la gestion quotidienne à Higashi qui venait de terminer ses études universitaires. Nous avons travaillé ensemble sur les trois premières pièces du Tenjô Sajiki, mais j’ai eu une altercation avec Higashi alors que je travaillais sur la troisième, Kegawa no Mari [Mari à la fourrure]. J’ai donc quitté le navire et Higashi a fait de même un peu plus tard, en 1968, pour créer sa propre compagnie Tokyo Kid Brothers.
Que s’est-il passé entre vous et Higashi ?
Y. T. : Chaque pièce était mise en scène dans un lieu différent. La première, Aomori-ken no semushi otoko [Le bossu d’Aomori, 1967] a été présentée au prestigieux Sogetsu Art Center où l’on trouvait notamment Ono Yôko, le compositeur Takemitsu Tôru, le romancier et dramaturge Abe Kôbô et bien d’autres encore. De leur côté, Ôyama debuko no hanzai [Le crime de la grosse fille d’Ôyama] a été montée au Suehiro-tei, le dernier théâtre de vaudeville restant à Shinjuku, et Kegawa no Mari à l’Art Theater Shinjuku Bunka. Mais le problème avec le Shinjuku Bunka était lié à sa conception. Il avait été conçu pour la projection de films, et la soi-disant scène était en fait un espace étroit. Mes décors étaient trop grands, mais c’était la faute de Higashi qui m’avait fourni les mauvaises cotes. Quand il a voulu les découper avec la scie, je n’ai pas pu le supporter et je suis parti. Plus tard, j’ai appris que Miwa Akihiro, qui jouait dans la pièce, a réussi à rattraper les dégâts à la dernière minute.
Votre travail graphique de cette période est devenu à juste raison célèbre. Vous avez créé un “style Yokoo” facilement reconnaissable. Comment s’est-il construit ?
Y. T. : Comme je le disais, j’ai déménagé de Kôbe à Tôkyô en 1960 où j’ai travaillé pour l’agence de publicité Nippon Design Center. Celle-ci défendait le modernisme dans le design japonais. Venant d’un environnement très différent, je n’avais jamais été en contact avec ces nouvelles idées. Au lieu de cela, j’ai décidé de faire usage des images et de l’atmosphère qui provenaient de mes souvenirs d’enfance – les fêtes traditionnelles (matsuri), le théâtre de papier (kamishibai) que j’avais apprécié gamin, les étiquettes que mon père adoptif collait sur les tissus de kimono qu’il vendait. En d’autres termes, tout le design pré-moderne qui m’a entouré pendant ma jeunesse. J’allais clairement à contre-courant, et les critiques de l’époque ne manquaient pas de me le rappeler. Pour qui je me prenais en niant la nouvelle direction du graphisme japonais ? Mais même si mon approche n’a pas été retenue par les autres concepteurs, elle a été adoptée par Terayama, Mishima et d’autres intellectuels. Et par les jeunes générations. De manière ironique, mon style lié à l’ancien monde était considéré comme rafraîchissant.
Trouvez-vous étrange que les étudiants aient aimé votre travail ?
Y. T. : Eh bien, ces jeunes étaient censés être tous pour le progrès et les idées modernes. Mais apparemment, ils ont été attirés par mon univers lié au Japon traditionnel. Il y avait quelque chose de contradictoire chez eux, car d’un côté, ils sortaient du rang et appartenaient à des groupes marxistes, mais d’un autre côté, ils étaient tous fans de l’acteur Takakura Ken dont les films de yakuza représentaient des valeurs traditionnelles, voire conservatrices. Les étudiants de l’époque avaient beaucoup d’énergie, mais ils ne savaient pas quoi en faire.
Avez-vous été influencé par un artiste ou un style en particulier ?
Y. T. : Cela pourra vous paraître singulier si je dis que je n’aimais pas vraiment le monde du graphisme. J’étais plus attiré par le cinéma et la littérature, la musique et le théâtre, et la peinture, bien sûr. J’étais essentiellement intéressé par ce qui venait de l’étranger : le Pop art américain, la Nouvelle vague française et le Nouveau roman. Chacun d’eux a constitué une source d’inspiration.
Parlons du Journal d’un voleur de Shinjuku (Shinjuku dorobô nikki). Comment vous êtes-vous retrouvé dans le film d’Ôshima ?
Y. T. : Je ne connaissais pas bien Ôshima, mais j’entretenais des liens d’amitié avec son caméraman, Yoshioka Yasuhiro. J’adorais le cinéma bien sûr, mais je n’avais jamais joué de ma vie. Alors quand Yoshioka m’a dit qu’Ôshima souhaitait que je travaille pour lui, j’ai été très surpris. Je ne pensais pas être à la hauteur. Mais apparemment, mon manque d’expérience était la raison de son choix. En fait, j’ai été un peu roulé pour y jouer…
Comment ça ?
Y. T. : Au début, on m’avait dit que ce serait un film d’action avec beaucoup de scènes de fusillades, et que je jouerais un voyou. Ça m’avait beaucoup excité, mais par la suite, Ôshima m’a expliqué que Journal d’un voleur de Shinjuku était mieux adapté à ma personnalité. Il a choisi un autre acteur, Tamura Masakazu, pour le film d’action, et j’ai fini par travailler sur Journal. Certes, on pouvait le considérer comme un symbole de la nouvelle vague, mais pour moi, c’était beaucoup moins intéressant.
C’est un document sur cette époque.
Y. T. : Oui, mais j’avais déjà 32 ans à l’époque. Pouvez-vous imaginer un gars de 30 ans jouant un étudiant pendant les manifestations contre l’Anpo et la guerre du Vietnam ? (rires) Je ne savais vraiment pas si cela pourrait marcher. Puis, je me suis dit que c’était une occasion unique, et que, de toute façon, si les choses tournaient mal, seul le réalisateur serait blâmé. J’ai donc accepté son offre. Puis Ôshima, qui n’a jamais été bon avec les femmes, m’a demandé de lui présenter une actrice pour le film. J’étais fan d’Asaoka Ruriko, alors je lui ai suggéré son nom. A l’époque, elle était la star des films de la Nikkatsu et la reine du box-office. Au cours de la décennie écoulée, elle était apparue dans plus de 100 films. Mais quand elle a lu le scénario, elle n’a pas aimé et elle a décliné l’offre. Finalement, il a choisi Yokoyama Rie, une actrice venue du théâtre.