Vous rappelez-vous des épisodes particuliers pendant le tournage ?
Y. T. : À ma grande surprise, le script était bourré de pages blanches. Chaque jour, après le tournage, Ôshima écrivait quelques nouvelles pages pour le lendemain, en fonction de l’ambiance sur le plateau. Personne, y compris le réalisateur, ne savait à quoi ressemblerait l’histoire à la fin. On peut parler d’improvisation permanente. Je suppose que vous pouvez dire qu’il s’agissait de la façon de faire des films à la mode nouvelle vague. Ensuite, on a vu apparaître ces types effrayants, comme le scénariste Adachi Masao qui a plus tard rejoint l’Armée rouge japonaise. J’étais comme dans un état second. Je n’étais jamais sûr de ce qu´on me demanderait de faire ensuite. En outre, en tant que non-professionnel, l’apprentissage du texte dans des délais très courts représentait un sacré défi. J’avais un mal fou à m’en souvenir. Cela dit, je n’étais pas tenu de répéter exactement ce qui était écrit sur les pages qui m’avaient été remises, et Ôshima ne se souciait même pas de mon accent de la région du Kansai.
Ôshima était-il exigeant sur le plateau ?
Y. T. : Il l’était avec tout le monde sauf avec moi, probablement parce que je n’avais aucune expérience. Je suppose qu’il craignait de me voir quitter le film s’il se mettait en colère contre moi. C’est plutôt son assistant qui s’en prenait à moi quand je ne respectais pas les marques ou que j’oubliais le dialogue. Au fond, Ôshima n’y accordait pas beaucoup d’importance. Après tout, je n’étais pas la vedette, car le véritable protagoniste du film était le quartier de Shinjuku.
L’une des scènes les plus célèbres du film est celle où vous vous faites attraper par Yokoyama après avoir dérobé des livres dans la librairie Kinokuniya. Lisiez-vous beaucoup à l’époque ?
Y. T. : Pas du tout ! J’étais tellement absorbé par mon travail que je n’avais pas le temps d’ouvrir un livre. J’en achetais juste dans le but de les lire plus tard. Quoi qu’il en soit, ce fut un moment du tournage intéressant. Ôshima m’a dit de me lancer, de choisir des livres à mon goût et de quitter le magasin sans payer. Alors j’ai commencé à me promener, ne sachant même pas où les caméras étaient positionnées. J’ai choisi trois livres et pris la direction des escaliers, mais pour les atteindre, je devais passer devant les caisses. J’avais tellement peur, parce que vous voyez, personne dans le magasin n’était au courant du tournage, pas même les employés. Seul le patron de Kinokuniya, Tanabe Moichi, le savait. Je suppose qu’Ôshima a été un peu déçu que tout se passe bien. Probablement il espérait que je sois arrêté ou quelque chose d’autre (rires).
Aviez-vous des endroits préférés à Shinjuku ?
Y. T. : Je me rendais souvent au Najia, un bar toujours plein d’artistes et d’intellectuels. Je ne buvais pas, mais j’aimais parler à la patronne, la “mama-san”, qui s’appelait Mariko, tout en mangeant des boulettes de riz ou du riz sauté. C’était aussi intéressant d’observer cette population, une sorte de mafia culturelle. Il arrivait toujours un moment où ils commençaient à se disputer sur un sujet ou un autre, et cela dégénérait en une bagarre générale avec des gens qui se battaient dans la rue.
A l’époque, vous viviez déjà en banlieue ?
Y. T. : Oui, dans le même coin qu’aujourd’hui. Comme je n’aimais pas les transports en commun, je me rendais à Shinjuku ou au travail en taxi. La plus grande partie de mon salaire était consacrée aux transports, à la restauration et à la mode (rires). Quand je repense à ces années, c’était un mélange de paradis et d’enfer. Tôkyô était peut-être au bord de l’explosion, mais la plupart des gens ne s’inquiétaient pas vraiment de leur avenir. Il y avait beaucoup d’optimisme et une énergie incroyable dans une sorte de cohésion collective. Après 1970, l’ambiance a considérablement changé. Chacun a suivi sa propre voie, son propre projet, mais durant cette courte période entre 1967 et 1969, il semblait que tout le monde travaillait avec tout le monde. Je doute qu’on puisse revivre une telle expérience.
Propos recueillis par G. S.