Best-seller à sa sortie en 1872, L’Appel à l’étude de Fukuzawa Yukichi est enfin disponible en français.
Même si vous ne connaissez pas son nom, son visage vous dit forcément quelque chose. Lors d’un déplacement au Japon, vous l’avez vu plusieurs fois. Il figure en effet sur le billet de 10 000 yens alors qu’un autre personnage important, Natsume Sôseki, père de la littérature moderne japonaise, apparaît sur celui de 1 000 yens. Si les autorités du pays ont choisi de mettre son effigie sur la plus grosse coupure émise par la Banque du Japon, c’est que Fukuzawa Yukichi (1835-1901) a dû jouer un rôle particulièrement crucial dans le destin du pays. Au moment où l’on se prépare à célébrer les 160 ans des relations diplomatiques entre la France et le Japon par l’intermédiaire d’une saison culturelle de grande ampleur baptisée sans une véritable réflexion “Japonismes 2018 : les âmes en résonnance”, on ne peut que remercier l’éditeur Les Belles Lettres de sa remarquable initiative consistant à mettre à disposition du public français la traduction de L’Appel à l’étude (Gakumon no susume), l’ouvrage qui a participé à la transformation des esprits dans l’archipel et permis au Japon d’emprunter la voie de la modernisation sans laquelle il aurait sans doute connu les mêmes affres que la Chine. Comme l’affirme le bandeau présent sur la couverture du livre, il ne s’agit rien de moins que du “livre le plus influent de l’ère Meiji”, et on ne peut que se féliciter de pouvoir enfin le lire dans la langue de Molière.
Comme le rappelle à juste titre Christian Galan, auteur de la traduction, des annotations et de la présentation plus que pertinente du présent ouvrage, il ne faut pas y voir, comme cela a souvent été dit par le passé, “un plaidoyer pour l’occidentalisation” du Japon. Bien au contraire, l’objectif de Fukuzawa Yukichi n’est pas de le voir “accéder à la civilisation occidentale, mais bien d’en faire un pays civilisé en s’inspirant des moyens et des méthodes utilisés par les Occidentaux. […] L’Occident n’est pas pour lui un modèle, mais un raccourci”. D’ailleurs, tout au long de ce recueil de textes écrits entre 1872 et 1876, l’auteur met en évidence la nécessité pour les Japonais de regarder tous azimuts pour qu’ils deviennent “de bons citoyens” et soient “dirigés par un gouvernement éclairé”. L’ouvrage s’adresse bien au peuple japonais qu’il place devant ses responsabilités. “Le responsable de la tyrannie n’est pas le gouvernement, mais le peuple lui-même qui cause son propre malheur”, écrit-il dans le livre I de son Appel à l’étude en concluant qu’il suffit “de se fixer comme objectif d’agir toujours en accord avec les sentiments les plus humains, de se vouer avec ardeur à l’étude, d’élargir le champ de ses connaissances et, enfin, d’acquérir les savoirs et les vertus que réclame sa position sociale” pour parvenir à “la paix du pays” sans laquelle le Japon ne pourra, selon lui, échapper au sort réservé aux pays colonisés.
Fukuzawa Yukichi a fait mouche. Son premier plaidoyer publié en 1872 est un succès puisqu’il s’en écoule plus de 200 000 exemplaires – 220 000 si l’on ajoute les éditions pirates. Christian Galan, note que “pour une population d’un peu moins de 35 millions d’habitants, cela représente près d’un exemplaire pour 160 habitants”. Si l’on ajoute que l’ouvrage a été utilisé comme manuel de lecture dans de nombreuses écoles, on peut prendre la mesure de son influence sur le pays en ce sens qu’il a suscité une véritable prise de conscience collective et préparé les Japonais à “s’interroger sur tout et ne retenir que ce qui est utile”. En définitive, celui qui a fondé, en 1890, l’université Keiô à Tôkyô fait appel au bon sens de ses lecteurs. “Si nous souhaitons avoir des relations avec les autres, il nous faut non seulement ne pas oublier nos anciens amis, mais également nous en faire de nouveaux”, écrit-il dans le livre XVII, ultime texte de son Appel à l’étude, pour souligner l’importance d’entretenir l’ouverture aux autres sans aucune retenue. La leçon a été très bien entendue à l’époque permettant au Japon de connaître une transformation radicale en l’espace d’une poignée d’années. Voilà qui justifie sa présence symbolique dans le Japon de 2018 même si, au regard de la situation politique actuelle, on peut penser que les Japonais ont oublié ses recommandations.
Odaira Namihei
Référence
L’Appel à l’étude, de Fukuzawa Yukichi, traduit, annoté et présenté par Christian Galan, éd. Les Belles lettres, coll. Japon «non fiction», 25,50 €.