Le premier d’entre eux est Kuroda Seiki. Le jeune homme arrive dans la capitale française en 1884, accueilli par les compatriotes qui l’y ont précédé, le peintre Yamamoto Hôsui (1850–1906) et Hayashi Tadamasa (1852-1906), qui deviendra un célèbre marchand d’art. Dans un texte de souvenirs publié en 1913, Raphaël Collin évoque sa rencontre avec ces premiers Japonais de Paris : “J’ai fait la connaissance de Tadamasa Hayashi vers 1884, lorsqu’il était âgé d’une trentaine d’années. Il vint chez moi pour me présenter un jeune étudiant japonais, Seiki Kuroda qui, après avoir étudié avec succès la littérature dans notre Quartier latin, devint mon élève et fut plus tard l’un des peintres les plus renommés du Japon moderne”. Kuroda fut sans doute l’élève le plus brillant de Collin et bien des années après son retour au pays, il était encore imprégné par l’œuvre de son maître, à mi-chemin entre académisme et naturalisme. Sa carrière fut pourtant entachée par le scandale à ses débuts : l’artiste avait eu l’audace de montrer Toilette du matin, un tableau représentant une femme à sa toilette, en réalité la première peinture de nu exposée dans l’archipel…
Les artistes formés en France jouèrent aussi un rôle primordial pour la diffusion de la peinture moderne au Japon. Dès son vivant, les œuvres de Raphaël Collin y furent introduites par ses élèves, Hayashi Tadamasa et, plus tard, par un autre marchand du nom d’Hermann d’Oelsnitz (1882-1941). Il est significatif que la majeure partie de ses tableaux y soit conservée. Et tandis que l’artiste est tombé dans un relatif oubli dans son propre pays, sa peinture reste appréciée du public japonais …
Dans le cas de Collin, l’attrait pour la culture de l’Autre fut toutefois réciproque. À partir des années 1880 en effet, le peintre se passionne pour l’art japonais et commence à rechercher les céramiques, les estampes, les laques, les masques de Nô, les tsuba et les paravents. Le peintre, qui ne se rendra jamais en Asie, attribuait à Hayashi sa découverte de la civilisation japonaise : “Il nous initia, d’une manière exquise, à ce monde inconnu et plein de merveilles dont il accumulait les précieuses reliques dans son appartement de la rue de la Victoire, et où chaque visite que nous lui rendions nous procurait plaisir et enchantement. Je ne peux traiter avec justice la manière avec laquelle il nous montrait des poteries fines de la Corée et du Japon, puissamment modelées avec le goût le plus exquis et les formes les plus inspirées dans une argile presque vivante.” Une occasion de s’approvisionner en objets japonais lui était également fournie par ses disciples : “Kume et Kuroda, nous dit-il, sont restés des amis fidèles. Mes anciens élèves m’envoient de temps en temps soit une carte postale, soit un bibelot ou un livre.” En retour, il leur offrait sans doute les esquisses de ses tableaux, désormais dans les collections du musée Kume à Tôkyô et au musée municipal de Kagoshima, suite au legs de Kuroda à sa ville natale.
Les objets japonais de Raphaël Collin, disposés çà et là dans son espace de travail, l’entouraient au quotidien : les estampes étaient réunies dans des cartons à dessins, les masques fixés aux murs. Les paravents, cloisons mobiles, délimitaient certains espaces ou constituaient le plus souvent l’arrière-plan des portraits. D’après les quelques clichés connus de l’atelier, les céramiques étaient alignées sur des tablettes, dans des armoires vitrées. Un passage du texte de son amie Marie-Madeleine Valet témoigne d’un usage étonnant : l’artiste installait à côté de son modèle des poteries japonaises à l’aide desquelles il établissait des rapports de tons et “dans le grain voluptueux d’un vase de vieux Satsouma, il découvrait autant de beauté, de finesse et d’harmonie que dans les ombres effleurant la douceur d’une belle peau ambrée”. Si, en plein essor du japonisme, les collections d’artistes étaient majoritairement constituées d’estampes, les goûts de Raphaël Collin le portaient effectivement aux arts de la terre. “Ce qui attirait mon maître Collin parmi les choses japonaises, écrit Kume Keiichirô, c’était, hormis les estampes polychromes, les œuvres d’art les plus sobres, à savoir les anciennes céramiques de Seto ou les bols à thé dans le goût coréen ; il se plaisait principalement à rassembler des pièces aux formes simples, sans motif et aux couleurs curieuses”. À embrasser d’un coup d’œil la collection de céramiques japonaises de Raphaël Collin, il semble que le peintre était attiré par les déformations provoquées en cours de cuisson, les coulées de couverte, les craquelures… Initié par Hayashi à l’esprit du chanoyu, la voie du thé, Collin était moins séduit par les tentations de l’exotisme que par l’essence même de l’esthétique wabi-sabi, ses chawan (bols à thé) et ses mizusashi (pots à eau) incarnant, avec leurs formes rustiques, cette recherche d’idéal de de simplicité.
Après la mort du peintre en 1916, sa collection fut dispersée, exceptées les céramiques proposées à la vente au musée de Lyon, alors dirigé par Henri Focillon (1881-1943). L’historien d’art, qui s’était lancé dans l’étude de l’art asiatique, avait mesuré l’importance de cette acquisition, composée de plus de quatre cents pièces du XVIIe au XIXe siècle, majoritairement du Japon et de ses différentes régions : Seto, Karatsu, Bizen, Hagi, Shigaraki, Satsuma… Grâce à sa clairvoyance, la collection Raphaël Collin visible au musée des Beaux-arts de Lyon constitue aujourd’hui l’un des rares ensembles de céramiques asiatiques formés à l’époque du japonisme encore dans son intégralité.
Salima Hellal*
*Conservateur en chef en charge des Objets d’art, Musée des Beaux-Arts de Lyon