L’art japonais n’a pas seulement inspiré les peintres, il a aussi été à l’origine d’une révolution dans l’univers de la céramique.
La maison Haviland vient de fêter son 166e anniversaire. C’est en effet en avril 1842 qu’un Américain de religion quaker ne parlant pas le français débarque à Limoges. Aidés par un esprit d’entreprise à toute épreuve, un non conformisme militant et par l’émergence du marché américain sur lequel sa famille est solidement implantée, David Haviland, puis ses deux fils Charles et Théodore, vont transformer ce qui n’est alors qu’une petite ville de province en un centre mondialement connu pour la qualité de sa porcelaine.
Petit exportateur à ses débuts, David rencontre un certain succès qui lui permet successivement de décorer ses produits puis, au cours des années 1860, de les fabriquer lui-même. Les Haviland se trouvent alors à la tête d’une des grandes usines de porcelaine de France. Ils sont leaders sur le marché américain, fournisseurs de la Maison Blanche et vont s’imposer en Europe.
La porcelaine est un produit à la fois de luxe et d’usage courant et, comme tel, soumis aux phénomènes de mode. Après la Guerre de Sécession et la guerre de 1870, une courte période d’euphorie, due au retour de la paix, est suivie d’une baisse des ventes. Charles Haviland a l’intuition que le goût a changé. Décision alors inconcevable dans la profession, il charge un “artiste parisien”, le graveur Félix Bracquemond, de concevoir des décors nouveaux. Elément déterminant pour Charles Haviland, il a créé, à la demande du marchand-éditeur Eugène Rousseau, le décor d’un service en faïence de Montereau. Présenté à l’Exposition universelle de Paris en 1867, le Service Rousseau , aurait, selon l’écrivain Edmond de Goncourt, “fait la révolution…” C’est le début du japonisme.
Voyons ce que cette “révolution” signifie pour notre sujet. Depuis près d’un siècle, le marché de la vaisselle de table impose au décor de se conformer à une norme traditionnelle particulièrement contraignante. Pour être acceptable, il doit se composer d’un sujet principal (fleur, personnage, monument …), situé au centre et entouré voire enfermé par plusieurs bandes circulaires successives. C’est l’approche traditionnelle et raisonnable de l’assiette dite “parlante”.
Bracquemond bouleverse complètement cette règle. Il a l’audace d’utiliser des reproductions de dessins japonais, tirées principalement de la Manga de Hokusai. Rappelons qu’à l’époque l’art japonais de l’estampe n’était connu que d’un cercle très restreint. Il était encore un objet de surprise, voire de stupeur pour l’homme de la rue. Bien qu’aisément identifiables, les motifs, par leur graphisme et leurs couleurs, ne font plus appel à des références connues et demeurent “étrangers” pour le public. L’assiette ne “parle” plus !
Provocation supplémentaire il y a plusieurs sujets, ils ne sont pas enfermés au centre mais répartis de manière désordonnée sur toute la surface. Certains se retrouvent la tête en bas ! Il faut savoir qu’en permettant aux opérateurs de fabrication d’intervenir sur la disposition du décor et le choix des couleurs, Bracquemond a volontairement organisé ce désordre. De plus, les bordures concentriques ont disparu alors que l’on en compte plusieurs, dont certaines sont très riches, sur l’assiette traditionnelle.
La “révolution” Rousseau est double : les sujets sont exotiques et l’on en profite pour se débarrasser de la contrainte des bordures concentriques. Nous proposons d’utiliser le terme “aléatoire” pour désigner ce nouveau style.
Il faut peut-être préciser la signification du terme “japonisme”. L’un des objectifs des découvreurs de l’art japonais Goncourt, Guimet, Cernuschi et surtout Philippe Burty, l’inventeur du terme, était de faire partager leur enthousiasme aux industriels français et européens pour qu’ils s’inspirent des idées nouvelles véhiculées par les produits venus du Japon. Le service Rousseau nous montre que le japonisme ne consiste pas seulement à copier des modèles japonais, mais à s’en servir pour renouveler radicalement l’approche des métiers.
Félix Bracquemond, après un passage à la Manufacture de Sèvres, est entré, le 1er juillet 1872 chez Haviland & C° pour y prendre la direction artistique de l’Atelier d’Auteuil, près de Paris. Sa mission était de concevoir des décors très novateurs, les imprimer sur papier et les livrer à la manufacture de Limoges. C’était à la fois un studio de création et une grosse imprimerie lithographique.