Avant l’arrivée de Bracquemond, le décor chez H&C° était d’un classicisme absolu. Le changement est radical. Dès 1873, l’atelier crée “Fleurs Saxe”. Plus de sujet central, plus de bordures, nous sommes en pleine “révolution” ! Mais il n’y a rien de japonais. Charles Haviland craint sans doute d’effrayer une clientèle conservatrice avec des “japonaiseries”. Toutefois, il sait qu’il doit absolument se démarquer de la concurrence. Il a compris que l’approche aléatoire peut être la réponse. Pour amortir le choc il fait appel à la tradition des débuts héroïques de la porcelaine dure de Meissen. “Fleurs Saxe”, après un accueil mitigé, a un grand succès commercial, ce qui encourage l’industriel à poursuivre dans cette voie. La plupart des décors qui suivent adoptent la disposition aléatoire mais en abandonnant toute référence à des modèles anciens pour s’inspirer des approches contemporaines comme le naturalisme et l’impressionnisme. Bracquemond dessine “Roses effeuillées”, les roses sont européennes mais le sujet fait penser à l’ukiyo-e. Plus tard, J. Girardin crée “Fleurs Parisiennes” dont les motifs brillamment colorés semblent sortir du dessous de l’assiette à la manière dont les Japonais font s’enrouler le décor autour de leurs objets.
Cependant quelques rares décors utilisent des modèles japonais. Il s’agit de “Sujets Japonais”, “Animaux” (resté à l’état de projet) et “Parisien”. Si le premier reprend avec humour l’approche du “Rousseau”, “Parisien” est plus élaboré. C’est une série de 13 assiettes dont douze figurent les mois de l’année en utilisant la totalité de l’espace de l’assiette. La référence n’est plus la Manga, mais les estampes japonaises avec leur composition décentrée et leurs aplats de couleurs.
En plus de la production de décors, l’atelier a connu une brève mais remarquable période de création d’objets décoratifs. Poussé par le besoin de disposer de pièces de grande taille pouvant attirer l’attention des visiteurs des grandes expositions internationales (Philadelphie en 1876, Paris en 1878), et peut-être dans l’espoir d’opérer une diversification, Charles Haviland se lance dans la fabrication d’objets en pâte tendre. Il utilise pour cela des modèles de vases chinois mis à la disposition des entreprises par Henri Cernuschi. Quant à Bracquemond, il crée une série de six grands plats ronds, dont le décor de paysages, sculpté dans la masse est recouvert d’émaux aux couleur contrastées et éclatantes. Il est difficile d’imaginer que des objets d’une telle hardiesse aient pu être produits en 1874 tant ils sont prémonitoires de mouvements d’avant-garde encore inexistants.
Il est ensuite fait appel à un céramiste de Bourg-la-Reine, Ernest Chaplet, qui a découvert un procédé nouveau de décoration de vases en terre-cuite, la “barbotine”. C’est un mélange de terre céramique et de colorants minéraux qui, sous forme de pâte, peut s’utiliser comme de la peinture à l’huile. Après émaillage et cuisson le résultat est très intéressant. Charles Haviland achète ce qui était encore un secret et par précaution embauche l’inventeur. La production est faite à Auteuil. Il n’y est, bien sûr, pas question de tenir compte de la tradition, les décors vont bénéficier de la liberté de composition acquise, se répandre naturellement sur toute la surface et s’enrouler à la manière japonaise autour des vases. Contemporains des grands événements de l’impressionnisme auxquels Bracquemond participe, les artistes invités en reprennent les thèmes et les techniques. De simples fleurs sont représentées dans leur environnement et avec un éclairage naturel, les paysages sont ceux de Barbizon et des scènes de genre naturalistes. Il y a aussi des vases ornés de sculptures et des pièces composées à partir de feuilles de vigne ou de nénuphars destinées à servir de corbeille à fruits ou de saladier. Tous les objets produits sont uniques, faits à la main, marqués et signés par leurs auteurs.
La concurrence s’étant emparée du procédé, le marché est rapidement saturé. En 1883, Ernest Chaplet propose d’utiliser le grès, qu’il vient de découvrir en Bretagne. Cela revient à faire des objets de luxe avec un matériau rustique, réservé aux usages utilitaires ! Malgré le risque commercial Charles Haviland le charge de la direction d’un nouvel atelier, rue Blomet à Paris. Il est probablement séduit par le concept de primat donné à la matière qu’il découvre en examinant l’énorme collection d’art japonais, qu’il est en train de constituer. Le japonisme est donc bien présent dans les créations de la rue Blomet. Cependant, les formes sont le plus souvent inspirées d’objets usuels campagnards et les décors reprennent la liberté et les idées naturalistes des créations d’Auteuil. La plupart sont floraux, on trouve quelques scènes de genre dont le style se rapproche du réalisme social. Le contour est gravé et les éléments à décorer sont peints ou évidés pour être remplis de pâtes colorées. Il peut y avoir des éléments sculptés en léger relief, on voit par exemple des tiges végétales s’enrouler autour du col ou des anses. L’ensemble n’est pas émaillé de manière à laisser la matière à l’état brut. Le résultat est un peu austère, mais très moderne même à nos yeux de contemporains.
Il faut aussi évoquer les recherches menées par Chaplet, à la demande de Charles Haviland pour percer le secret du rouge de cuivre des Chinois. Là encore, on reste sous l’influence de l’Extrême-Orient. Après de nombreux essais Chaplet y parvient. C’est le début d’une longue carrière de céramiste qui le mène rapidement à la célébrité. Il est reconnu comme l’un des principaux maîtres potiers de la fin du XIXe siècle
Vers le milieu des années 1880, la mode change et H&C° va suivre, avec de nouvelles idées. Pour cette grande Maison, ces dix ans de japonisme auront été particulièrement flamboyants et riches en véritables chefs-d’œuvre pour la céramique en général et la porcelaine en particulier.
Laurens d’Albis*
*Arrière-petit-fils de David Haviland, fondateur de la société du même nom, il est actuellement chargé des archives patrimoniales du constructeur automobile Peugeot S.A.