Imada Miho fait partie de la génération des kuramoto tôji. Traditionnellement, le kuramoto, patron de la brasserie, ne s’occupait pas de la production de saké, mais se concentrait sur la gestion de la brasserie et engageait le tôji, le responsable de la production. Or, depuis une vingtaine d’années, surtout dans les petites et moyennes brasseries, les patrons se mettent eux-mêmes à produire le saké, à la fois pour faire face à la crise du milieu du saké dans les années 1990, faute de moyen pour engager des personnes, mais aussi pour insuffler un vent de fraîcheur, poussés par l’envie de créer des sakés libérés de certains clichés. C’est cette génération qui, souvent, se réorientait professionnellement pour rentrer reprendre l’affaire familiale, ou se plongeait dans le milieu par passion.
Imada Miho ne fait pas exception. Au début, loin d’elle l’idée de rentrer dans sa contrée natale pour prendre la succession de la brasserie familiale. En pleine bulle économique des années 1980, diplôme d’université en poche elle travaille pendant dix ans dans le monde de la culture, et s’occupe surtout de la production de nouvelles pièces de théâtre nô. Le groupe qui promouvait la création du nouveau nô recevait à l’époque d’importants soutiens de mécènes japonais, et elle s’est même rendue au festival d’Avignon, pour présenter la création de Teshigawara, emmenant avec elle toute une troupe d’acteurs de nô… Mais au début de la décennie suivante, c’est la crise et elle perd son poste, tandis que la brasserie familiale risque la faillite.
Elle est l’aînée de cinq frères et sœurs, dont aucun ne désirait prendre la relève. Elle décide alors de rentrer. Cela fait maintenant un quart de siècle qu’elle y travaille et donne un nouveau souffle à la brasserie. Contrairement à ce que l’on a tendance à imaginer, elle n’a pas connu de situation de “domination masculine”. “Le tôji qui a longtemps travaillé dans notre brasserie m’a accueilli les bras ouverts, et m’a beaucoup appris. Les autres tôji de la région étaient également très ouverts d’esprit”, se souvient-elle. Elle assure que cet état d’esprit est caractéristique des “Hiroshima tôji”.
“Notre région était réputée pour son eau extrêmement douce. Et l’eau faiblement minéralisée n’était pas adaptée pour la fabrication du saké. Il est très difficile de procéder à une fermentation sans risque avec une eau de cette qualité. Face à cette situation pas toujours favorable à la fabrication du saké, les “Hiroshima tôji” ont échangé informations et savoir-faire, afin qu’ensemble, ils puissent améliorer la qualité du saké de la région. Considérant cette difficulté comme une chance, ils ont inventé la méthode ginjô, une fermentation longue et à basse température, qui fait ressortir un arôme noble, grâce auquel le nom de Hiroshima tôji s’est répandu. Les “Hiroshima tôji” étaient ainsi considérés comme des professionnels hautement qualifiés et, sollicités de toute part, s’en allaient travailler dans d’autres régions. Il n’est pas sans raison qu’au XIXe siècle, Taketsuru Masataka, le fils d’une brasserie de Hiroshima, est parti en Écosse pour apprendre la fabrication du whisky. Nous avons cette mentalité de voyageur, cette soif de savoir-faire”, ajoute-t-elle.
Elle conclut que c’est, sans doute, cet esprit qui a permis la présence de femmes dans la fabrication du saké. D’ailleurs, lorsqu’elle est revenue dans la brasserie familiale, deux femmes y occupaient un poste. Enfant, elle voyait sa mère y travailler. Pendant la saison de production de saké, les tôji et les kurabito (artisans de la brasserie) dormaient dans l’enceinte de la brasserie. Sa mère assurait tous les jours la préparation de repas pour sept ou huit artisans, de l’aube jusqu’au soir. “On dit souvent qu’il n’y avait pas de femmes à la brasserie, mais sans elles, la production n’aurait pas été possible ; car c’était toujours les femmes qui soutenaient le travail de ces hommes. Dans la région du Tôhoku (voir Zoom Japon n°39, avril 2014), les tôji venaient accompagnés de leur femme. Tout dépend de ce qu’on appelle ‘la présence des femmes’”.