Les apparitions publiques d’Akihito et de son épouse sont comparées à juste titre à celle du Pape tant elles drainent de la dévotion. Et rappellent que le statut divin de la lignée impériale a perduré pendant près de 2 000 ans avant de prendre fin brutalement en 1945. “Quand l’empereur Hirohito a dit à la radio que ‘le Japon devait supporter l’insupportable’, tout le pays était à genoux en train de pleurer”, se rappelle Toyosaki Reiko, alors âgée de 7 ans. “Ce n’était pas tant à cause de la défaite que d’entendre pour la première fois la voix de l’empereur.” Sur le pont de Nijûbashi, devant le palais, on aperçoit un petit cortège de drapeaux impérialistes brandis par des groupuscules d’extrême-droite. A ce même endroit, il y a 73 ans, des centaines de gens étaient venus se suicider au lendemain de la défaite. Très controversé pour son règne pendant les pires années impérialistes du Japon, l’empereur Shôwa, nom posthume de Hirohito, n’en est pas moins resté extrêmement populaire dans le Japon d’après-guerre. “Il a visité tout le pays malgré le manque d’infrastructures pour apporter son soutien au peuple affamé et traumatisé”, se souvient Toyosaki Reiko présente au palais en 1989 pour la mort de Hirohito et la fin de l’ère Shôwa marquée par les guerres mais aussi la reconstruction du Japon. Alors que le gouvernement d’Abe Shinzô se déclare en faveur d’une révision de l’article 9 de la Constitution pacifiste, qui renonce au droit de belligérance, Akihito a manifesté à plusieurs reprises ses “profonds remords pour la guerre”, n’hésitant pas à visiter avec son épouse tous les champs de bataille, des Philippines à Saipan en passant par Okinawa.
Lors de la conférence de presse donnée en marge de son 85e anniversaire, le souverain a clairement exprimé sa volonté de transmettre l’histoire des souffrances endurées par le peuple japonais pendant la guerre. “Même sans pouvoir politique, il a toujours montré son engagement pour la paix à travers ses actes : il a toujours refusé de prier au sanctuaire Yasukuni”, explique Akashi Mototsugu, un des biographes et proches de l’empereur. Bâti en 1869, le sanctuaire du “pays apaisé” rend hommage aux Japonais ayant donné leur vie au nom de l’empereur et recueille les cendres de plus de deux millions de soldats dont une centaine de criminels de guerre, ajoutés en secret de Hirohito après la Seconde Guerre mondiale. Une controverse toujours brûlante alors que le pèlerinage fréquent au sanctuaire par les membres du gouvernement Abe attise la colère de la Chine et des deux Corées. “La préservation de la paix est certes un enjeu de taille pour le futur empereur”, estime M. Akashi, “le prince héritier a étudié deux ans à Oxford. Il a été éduqué directement par son père, ce qui est une première dans l’Histoire. Même s’il n’a pas connu la guerre, il saura garder les mêmes valeurs”, estime-t-il. Cependant, il avoue la difficulté de faire des pronostics. Connue pour son conservatisme, la toute puissante Agence impériale contrôle tous les faits et gestes de la famille depuis 70 ans. Une tradition qui empêcherait une réforme du système impérial comme par exemple l’accès des femmes au trône.
“Malgré le soutien de la famille impériale, la princesse Masako a été harcelée à la naissance de son unique enfant, une fille”, rappelle-t-il. Le mariage célébré en 1993 entre le prince héritier et Masako, roturière et brillante diplomate polyglotte, avait pourtant provoqué dans tout le pays un immense enthousiasme. Elle incarnait la femme moderne japonaise et l’entrée de la monarchie dans le XXIe siècle. Mais au lieu de cela, la princesse, succombant à des années de vexations, est tombée peu à peu en dépression. A présent, la succession de Naruhito au trône du Chrysanthème prévue le 1er mai 2019 sonnera certainement l’ère d’un changement pour le couple. “L’ère Heisei va prendre fin et nous espérons que la volonté du futur empereur de donner au trône une image moderne et internationale sera exaucée”, ajoute M. Akashi. Il est midi et les derniers pèlerins sortent du palais impérial sous un faible rayon de soleil. A voir le sourire des gens, on peut penser que l’empereur restera encore pour longtemps un symbole de bonté et d’humanité pour les Japonais.
“Ce qui est extraordinaire, c’est son aura !” s’exclame Nishi Yoshizumi. Cet entrepreneur sexagénaire vêtu d’un élégant complet argenté se rappelle avec admiration comment Akihito, alors jeune prince, avait célébré son mariage d’amour avec Michiko, une roturière, en paradant dans Tôkyô en calèche tirée par de magnifiques chevaux. Quant à savoir ce que sera la vie d’Akihito après son abdication, personne ne le sait. “Sa Majesté va sûrement pouvoir se reposer un peu !” dit-il en ajoutant d’un ton pragmatique que l’abdication coïncidera avec les jours fériés de la Golden week [série de jours fériés consécutifs]. “En tout cas, il nous offre des vacances extraordinairement longues ! Vive l’empereur !”
Alissa Descotes-Toyosaki