Comment se déroulait le processus de création de vos histoires ?
T. Y. : Sacré question !(rires) Mon objectif était de prendre du recul par rapport à la narration traditionnelle. On pourrait dire que je n’étais pas intéressé par ce que nous appelons “l’intrigue”. Quand je dessinais pour les enfants, on me disait toujours de raconter des histoires faciles à saisir. Allez-y doucement, soyez clair, voilà ce que l’éditeur me répétait constamment.
D’où venaient vos idées d’histoire ? Vos voyages ont-ils été une source d’inspiration ?
T. Y. : Pas vraiment. Presque tout venait de mon imagination. Même dans mes tabi-mono (récits de voyages), les intrigues étaient déjà en grande partie formées dans ma tête au moment où je visitais les lieux. Ensuite, bien sûr, je pouvais utiliser certains de ces endroits dans mes mangas, mais les histoires elles-mêmes n’avaient rien à voir avec la réalité ou avec mes expériences de vie.
A. M. : Néanmoins, de nombreux lecteurs ont effectivement pensé le contraire, un exemple célèbre étant L’Homme sans talent, dans lequel les gens ont réellement cru que c’était Tsuge qui vendait des pierres de la rivière Tama.
T. Y. : Même Mizuki l’a pensé (rires). A cette époque, nous ne nous voyions pas très souvent. Alors, un jour nous nous sommes croisés, il m’a dit, j’ai entendu dire que vous vendiez des pierres de la rivière Tama (rires).
D’autre part, vos mangas semblent exister en dehors de l’histoire. Ainsi dans les années 60, les tensions étaient vives dans les rues de Tôkyô et dans le reste du Japon, mais il est difficile d’en trouver la moindre mention dans votre œuvre.
T. Y. : Vous avez raison, je n’ai jamais eu aucun intérêt pour les questions sociales. Je cherchais plutôt à savoir ce qui se passait dans nos cœurs. Je n’avais pas le temps pour les manifestations étudiantes et la nouvelle gauche. Je ne savais même pas ce qui se passait dans la capitale.
A. M. : Cela accrédite l’idée selon laquelle le but de Tsuge était de se retirer de la société.
Vous aimez toujours répéter que vous vous voyez davantage comme un artisan que comme un artiste. Pourquoi donc ?
T. Y. : C’est difficile à expliquer… Pour moi, dessiner des mangas, c’était comme n’importe quel autre métier. En fin de journée, dessiner revenait pour moi à exercer un métier. Quand je pense à ce que j’ai fait, plus qu’un artiste en quête d’inspiration, je me vois comme une personne qui a fait un travail manuel. Après tout, dessiner des mangas est une chose que vous faites encore et encore, vous passez des heures et des jours à raconter une histoire et vous vous améliorez avec la pratique. Tout comme un artisan. C’est ce que j’ai fait en particulier dans les années 1950 avant de pouvoir dessiner des œuvres plus artistiques.
Parmi les nombreuses histoires que vous avez créées, en avez-vous une que vous aimez en particulier ?
T. Y. : Hum… C’est une question à laquelle il est difficile de répondre… Vous savez, je deviens sénile et j’ai oublié beaucoup de choses (rires).
[Je lui montre quelques photos qu’il a prises au cours de ses voyages] Comment avez-vous réussi à prendre cette photo [il s’agit d’un groupe de dames d’âge moyen nues dans une source thermale] ? Je veux dire, vous étiez un homme…
T. Y. : En fait, c’est ma femme qui l’a prise, mais cela n’a pas vraiment d’importance. Il s’agissait d’une source thermale mixte dans le Tôhoku. On en trouve encore quelques-unes dans les campagnes ou dans les montagnes. Comme vous pouvez le constater, ces femmes semblent apprécier la situation. Ce qui est amusant, c’est que les femmes sont plus enthousiastes que les hommes en ce qui concerne les sources thermales mixtes. Pour elles, c’est naturel d’être vues nues par un homme. Il n’y a pas de quoi être timide. Au contraire, elles le prennent mal si vous profitez de la situation.
S’agissait-il de gens du cru ?
T. Y. : Non, la plupart d’entre elles étaient des voyageuses. À la campagne, où le rythme de la vie suit les saisons, il y a de longues périodes au cours desquelles les agriculteurs n’ont rien à faire. Traditionnellement, ils passaient ce temps dans des sources d’eau chaude, se relaxant et récupérant de leur dur labeur.
Comment avez-vous trouvé ces endroits ?
T. Y. : Ils n’étaient pas seulement anciens, ils étaient en voie de disparition. J’imagine que j’étais fasciné par le processus de décomposition, le passage du temps qui laisse une trace sur les gens et les choses. En ce sens, l’extrême nord de Honshû [la principale île du Japon] était le meilleur endroit pour observer… Quels bons moments… Je voyageais souvent avec mon ami Tateishi Shintarô (voir p. 8)… Il est décédé il y a quelques années… Hokkaidô, en revanche, n’était pas vraiment intéressant parce que tout y était relativement neuf. Je n’y suis donc jamais allé.
Je suppose que vous voyagez moins désormais ?
T. Y. : Oui, je manque de force pour le faire. De nos jours, mes déplacements se limitent à parcourir le quartier d’un magasin à l’autre à la recherche de bonnes affaires. Je suis comme une femme au foyer. Je suis assez occupé chaque jour à faire la lessive, faire les courses et cuisiner mes trois repas quotidiens. J’ai à peine le temps d’écouter de la musique, de regarder un film ou de lire un livre comme je le faisais auparavant. Par contre, je dors beaucoup. Ils disent qu’un sommeil de six heures est suffisant à mon âge, mais je passe 12 heures au lit. C’est ma vie aujourd’hui et ce n’est pas si mal.
Propos recueillis par J. D.