Avez-vous déjà voyagé ensemble ?
T. S. : Malheureusement non. Je pense que nous avons toujours craint que l’autre ne veuille être seul, aussi n’avons-nous jamais eu assez de courage pour nous dire réciproquement : allons-y ensemble. Il pensait probablement que j’aurais du mal à avoir mes propres idées sur les voyages. Il a voyagé avec d’autres personnes, principalement pour des raisons liées au travail, comme des rédacteurs de magazines et des photographes, ou tout simplement parce qu’elles lui laissaient le soin de tout décider et le suivaient partout où il allait.
A partir de 1976, Tsuge Yoshiharu a commencé à écrire une série d’articles de voyage pour le nouveau magazine de poésie Poemu, dont l’éditeur et poète Shôzu Ben le suivait souvent à travers le Japon. Ce dernier a raconté plus tard que Tsuge aurait probablement souhaité voyager seul, même s’il semblait apprécier sa compagnie.
T. S. : Les voyages en solo étaient certainement ce que Tsuge appréciait le plus. En fait, bien que peu de gens le sachent, il voyageait rarement seul. Par exemple, lorsqu’il écrivait pour un magazine, comme Poemu ou Asahi Graph, il devait être accompagné par un rédacteur et un photographe, ce qui créait parfois une atmosphère tendue entre lui et ses compagnons de voyage. Avec son ami Tateishi Shintarô, c’était complètement différent. Ils se connaissaient depuis longtemps. Ils voyageaient souvent ensemble et à chaque fois, ils finissaient par se disputer et se séparer au bout de quelques jours (rires). La femme de Tsuge lui disait toujours : “Pourquoi pars-tu avec lui si vous vous disputez tout le temps ?”
A l’automne 1967, Tsuge a entrepris un long périple dans le Tôhoku, le nord-est du Japon. Ce voyage lui a laissé une impression durable et a inspiré ses tabi-mono.
T. S. : Tsuge lisait des livres sur le Tôhoku et d’autres régions et il était fasciné par ces récits de voyage. Il a passé environ une semaine dans des lieux comme Hachimantai, dans la préfecture d’Akita et Iwase-Yumoto, dans celle de Fukushima, et il a été surpris non seulement par les paysages mais aussi par les rapports humains qu’il y a rencontrés, principalement des personnes âgées qui avaient conservé une pureté et une chaleur de caractère disparue chez les citadins. Ses découvertes ont clairement dépassé ses attentes et lui ont donné l’envie de poursuivre. C’est pourquoi il a essayé de reproduire le même type d’expérience plus tard, en se rendant dans les Alpes japonaises et le sud du Japon. Je me souviens de son retour après son premier voyage dans le Tôhoku. Il était si impatient de parler de sa merveilleuse aventure qu’il est venu directement chez moi, la nuit, avec toujours son sac à dos et son équipement de randonnée. La chose intéressante était que, tout en l’écoutant, sa façon d’expliquer les choses permettait d’imaginer les histoires qu’il transformerait plus tard en manga. Cela ne veut bien sûr pas dire que ses récits sont simplement une mise en scène de ses expériences de voyage. En général, il avait d’abord une idée de scénario, avant d’ajouter les endroits qu’il avait photographiés ou de présenter quelques épisodes de la vie réelle. Donc, pour répondre à votre question initiale, bien que ces manga portent le label de tabi-mono, ils restent fondamentalement des œuvres de fiction. La chose amusante, cependant, est que beaucoup de lecteurs les ont pris pour argent comptant. Ainsi l’écrivain Shiina Makoto, également grand voyageur, avait pour habitude de dire : “dans tous mes voyages, je n’ai jamais vécu des expériences aussi intéressantes que Tsuge”. C’est normal puisqu’elles étaient le fruit de sa créativité !
Parfois, les gens ont envie de croire que certains faits se sont réellement produits. Dans le cas de Tsuge Yoshiharu, de nombreux détails présentés dans ses mangas sont vrais, ce qui ajoute un niveau de réalisme supplémentaire.
T. S. : C’est tout à fait exact. Aujourd’hui encore, de nombreux admirateurs de Tsuge se rendent aux sources thermales qu’il a rendues célèbres. Et curieusement, les propriétaires des auberges où il est descendu croient eux-mêmes que tout ce qu’il a écrit est vrai, et répètent ces histoires à leurs clients sans se rendre compte que cela n’était que le fruit de son imagination fertile. En un sens, ces histoires font maintenant partie de la mythologie locale.
Pourquoi pensez-vous que Tsuge était tellement attiré par ces endroits en décomposition et apparemment peu attrayants ?
T. S. : Tout remonte à son enfance qui, comme vous le savez, a été loin d’être heureuse. Ces villages de campagne et de montagne lui rappelaient sa ville natale. Pas littéralement, bien sûr, car après tout, il a surtout grandi à Tôkyô. Mais ils partageaient la même atmosphère. C’est ce qui a résonné en lui. Il était moins intéressé par les paysages eux-mêmes que par les gens qui y vivaient et envers lesquels il ressentait une véritable empathie.
Il est également vrai que dans un grand nombre de ses écrits, il a dit qu’il avait très envie de se cacher dans de tels endroits, de tout quitter et disparaître.
T. S. : Lorsqu’il était adolescent, il a même essayé de monter à bord d’un navire à destination de l’Amérique. Pas une fois, mais deux fois. Il n’avait aucun projet particulier, il voulait juste s’évaporer. Aujourd’hui encore, il dit qu’il veut vivre tranquillement et sans être dérangé. Bien sûr, ce n’est qu’un rêve, une sorte d’utopie privée. Il suffit de souligner que vivre à la montagne n’est pas pratique – surtout pour une personne comme lui qui n’a même pas de permis de conduire – pour le ramener à la réalité.
Comment a-t-il choisi les endroits à visiter au Japon ?
T. S. : Il était un admirateur des ethnologues Miyamoto Tsuneichi et Yanagida Kunio dont il lisait religieusement toutes les œuvres. Il possédait également la série Nihon Chiri Taiken [NCT, Expérience géographique du Japon, inédit en français]. Ces livres étaient sa principale source d’inspiration. Les volumes de la NCT comprenaient de minuscules images granuleuses de chaque endroit. Pour moi, cela n’évoquait rien, mais d’une manière ou d’une autre, elles l’ont aidé à choisir ses étapes. Je suppose qu’il a vu quelque chose en elles que je ne pouvais pas voir.