En quoi l’école japonaise donne une vision radicalement opposée aux enseignements que veulent donner des parents qui vivent en autosuffisance ?
M. T. : C’est une école qui a été créée pour former des militaires. La loi sur l’Education nationale est née en 1890, avant le début de la guerre sino-japonaise de 1894-95 puis a été révisée en 1940 à la veille de la guerre du Pacifique. Après le conflit et jusque dans les années 1960, l’enseignement s’est ouvert. Mais ensuite, l’Etat a ordonné à tout le corps enseignant de lire et d’apprendre par cœur le rescrit impérial d’éducation créé par le gouvernement de Meiji. Quelle aberration ! L’éducation est devenue un outil de propagande au service de l’Etat au lieu de servir l’humain.
Vous avez évoqué l’exemple des communautés en France qui était difficilement exportable au Japon. Votre objectif est de créer ici un noyau familial autosuffisant mais sans collectivité ?
M. T. : Non, l’autosuffisance véritable se crée de manière collective. Même si on vit de manière autonome sur son propre territoire, il faut avoir une prise sur le local et une perception commune de l’économie. Jusqu’à maintenant, le noyau était au niveau de ma famille, puis cela s’est élargi au niveau de la famille de ma fille. Je me suis rendu compte que la gestion est très difficile et que nous avons besoin de plusieurs familles. Nous en sommes encore au stade de l’expérimentation, mais il faut que ça réussisse pour utiliser cette expérience comme un modèle. Mais comme je le disais, produire un système autosuffisant commun n’est pas facile dans une société aussi hiérarchisée que le Japon. On crée un lien de dépendance qui détruit la communauté alors qu’en France, chaque individu est solidaire de manière autonome. C’est ce qui fait sa force.
A partir de 2007, vous aviez entamé des marches à travers le Japon pour débattre de la nécessité de sortir du nucléaire avec les collectivités locales où sont implantés 54 réacteurs. La catastrophe de Fukushima a-t-elle eu un impact sur la prise de conscience collective ?
M. T. : Oui bien sûr, mais ce n’est pas suffisant. On a déjà redémarré quatre réacteurs à Kyûshû et cela peut aller très vite. Je pense qu’il faudrait inclure un article dans la Constitution pour protéger la vie. Les défenseurs de l’article 9 insistent toujours sur le fait que ce sont les Japonais qui ont créé cette Constitution pacifiste. Mais on peut dire que s’ils ont été en mesure de créer un tel texte ils ont aussi été capables de provoquer un accident nucléaire de niveau 7. Finalement, sans faire la guerre, le Japon a quand même été détruit. Mais jusqu’à ce jour, personne n’a rédigé de Constitution pour protéger la vie.
Vous avez écrit récemment un fascicule intitulé Constitution pour la paix et la vie. S’agit-il d’une tentative de réforme constitutionnelle ?
M. T. : Non. Beaucoup le croient, mais ce n’est pas le cas. C’est un livret que j’ai écrit pour servir de base à une nouvelle conception de la Constitution et que je distribue gratuitement à titre de réflexion. Pour protéger l’actuelle Constitution, il faut y inclure la vie. De manière générale, je pense que les mouvements de mobilisation citoyenne pour protéger l’article 9 ne sont pas suffisants, il faut viser la politique. Le 11 mars nous a donné l’opportunité de faire ce pas en avant.
Dans l’entretien à Spectator, vous avez décrit la politique comme le nukazuke, ce plat japonais à base de son de riz dans lequel on met beaucoup d’ingrédients…
M. T. : Oui tout à fait, car si on ne mélange pas la base du nukazuke, il pourrit. Le Parti libéral-démocrate au pouvoir est comme ce plat qui n’a pas fermenté. On aura beau y ajouter de belles aubergines et des concombres, il sera toujours pourri.
Vous avez dit aussi qu’avant vous n’aviez aucun intérêt pour la politique, mais que vous aviez compris votre erreur. Allez-vous vous présenter aux prochaines élections municipales ?
M. T. : Non, je participe en coulisses aux élections mais je ne présente pas ma candidature. Cela fait déjà dix ans que je forme de jeunes politiciens. Car s’il y a des jeunes, les gens recommenceront à voter. Deux d’entre eux sont devenus députés dont Miyake Yôhei.
Miyake Yôhei est un musicien qui a créé son propre style de campagne électorale en invitant des rappeurs sur scène pour mobiliser un nombre record de jeunes apolitiques. Pensez-vous qu’il soit un espoir pour la jeune classe politique japonaise ?
M. T. : Oui, j’ai assisté à un de ses “festivals électoraux” à Ikebukuro il y a deux ans. C’était formidable. Il a réuni des milliers de personnes, essentiellement des jeunes. Mais ensuite il a commis l’imprudence de rencontrer la femme du Premier ministre Abe ce qui lui a valu des critiques extrêmement sévères et une mise au ban par ses électeurs. En politique, il faut être doublement prudent. Je pense qu’il a vécu une expérience très douloureuse, mais s’il réussit à la surmonter en se présentant au prochain scrutin, il sera très fort. Ce seront des élections pour élire à la fois des députés et des sénateurs, un moment crucial pour le pays.
Quels sont vos projets pour 2019 ?
M. T. : En marge des élections en juillet prochain, je suis en train d’organiser une grande marche pour la paix avec des enfants japonais mais aussi coréens. La “peace walk” est un concept qui m’est apparu alors que je faisais le tour de la Corée à pied il y a 10 ans.
Pensez-vous que le Japon doit se rapprocher de son voisin coréen ?
M. T. : Absolument. Les relations nord-sud sont très importantes aussi bien pour la Corée que pour le Japon. Et ces derniers temps, il y a des chances inespérées de dialogue. Vous vous rendez compte qu’il y a encore un an, on n’arrêtait pas de parler de missiles nord-coréens et que maintenant on parle de réunification, c’est extraordinaire ! Si la Corée se réunifie, il n’y aura plus de raison valable de réviser la Constitution.
La Corée possède aussi de nombreux réacteurs nucléaires ?
M. T. : Oui, tout à fait. Et en cas d’accident en Corée, le Japon peut être touché et vice et versa. Cet été, j’ai accueilli des enfants coréens et des enfants de Fukushima. Ils étaient très contents et communiquaient grâce à une application de traduction sur leur smartphone, c’était incroyable !
Il y avait une petite fille qui était née au moment de l’accident et ce garçon coréen qui parlait du service militaire, ils s’entendaient tellement bien. Pour moi ces rencontres culturelles sont le ciment pour construire la paix dans le monde. Encore faut-il que les adultes aient une idée claire de la direction à prendre.
Quelle direction vous semble prioritaire pour l’avenir ?
M. T. : La réforme de l’éducation. Finalement, les écoles d’aujourd’hui forment des gens qui construisent le nucléaire. Mais à l’avenir, nous avons besoin d’écoles qui éduquent les gens pour en sortir. On ne peut pas revenir à notre ancien mode de vie, mais on peut bâtir une nouvelle civilisation. Cette idée, je l’ai étudiée pendant toutes ces années où j’ai vécu en Inde. Et récemment, j’ai enfin compris que ce n’était pas pour mon développement personnel que j’avais appris toutes ces choses ; mais pour apporter une solution aux problèmes que nous vivons.
Propos recueillis par A. D.-T.