Derrière l’engouement actuel se cache le nombre de producteurs qui monte en flèche (191 en 2014, 303 en 2018), pour des raisons structurelles. Au Japon, pour obtenir la licence de producteur d’alcool, il fallait respecter des législations très strictes. Dans le cas des producteurs de vins, 6 000 litres (8 000 bouteilles) minimum de production durant l’année qui suivait l’obtention de la licence étaient nécessaires. Mais depuis 2002, le gouvernement a instauré un système de “zones d’exception”, et un assouplissement des règles pour aider au développement de plusieurs domaines de production. Depuis, il est possible de demander une licence, même pour une petite production de 2 000 litres (2 667 bouteilles). L’instauration de ce système public a poussé les banques à assouplir à leur tour les conditions de prêts. Pour la production de vin nécessitant un investissement de départ assez lourd (acquisition de terrain pour les vignes, les plants, les machines…), la baisse du seuil a été favorable aux producteurs, et a permis la production de vin en petite quantité, réalisée dans une approche artisanale.
En conséquence, on voit plus de variétés de produits. “Depuis dix ans, on assiste à une évolution drastique ; plus de producteurs, plus de terroirs, plus de cépages, plus de cuvées. Les profils des producteurs sont également très variés. Certains ont été formés en Europe, ou ont fait des études dans les universités européennes, d’autres ont appris en autodidacte en se documentant sur Internet…”, constate Kakimoto Reiko.
Bien évidemment, lorsqu’on parle de “boom” du vin japonais, il faut nuancer. Tout comme la vogue du saké en Europe, davantage visible dans les médias que dans les chiffres concrets des ventes, un Japonais ne consomme en moyenne que 3,5 litres de vin par an, vins japonais et étrangers confondus. La vente de boissons à base de fruits (pommes, raisins) en général ne représente que 4,4 % du volume de l’ensemble des ventes de boissons alcoolisées, et les vins de la production japonaise n’occupent que 30 % de ces ventes. Les nihon wain ne représentent que 20 % de la production de vins produits au Japon, le reste n’étant encore que des vins fabriqués avec du jus de raisin importé ou avec des mélanges de vins étrangers. On peut vite faire le calcul…
Dans le même temps, le nombre de producteurs augmente considérablement. La plupart d’entre eux sont des petits producteurs, et comme les amateurs de vins japonais sont chaque jour de plus en plus nombreux, certains producteurs sont souvent en rupture de stock. On s’arrache certaines bouteilles, devenues mythiques et donc très rares. La situation est complexe. Certains disent que l’apogée de cette vogue a déjà été atteint et ce sont surtout ceux qui travaillent dans le milieu qui émettent des avis réservés. Ils ont connu plusieurs périodes d’essor qui leur ont à chaque fois fait espérer que l’univers du vin s’enracinait dans l’Archipel. Et à chaque fois, ils ont été déçus.
Mais cette fois-ci, la situation est sans doute différente. Dans d’autres milieux, comme celui du fromage ou des pains au levain, des produits authentiques et artisanaux qui peuvent accompagner le vin sont de plus en plus fabriqués par les Japonais eux-mêmes. Les jeunes générations sont plus sensibles au circuit court. Et il ne faut pas oublier le côté humain. Kakimoto Reiko remarque que pour les amateurs de vins japonais, la proximité avec les producteurs est un atout majeur. Ils peuvent visiter les vignes, discuter avec les producteurs, se sentent proches des bouteilles avec les étiquettes en japonais. C’est le même rapport que les Français entretiennent avec leurs vins locaux. Le sentiment, chez les consommateurs, qu’il s’agit de “leur” vin, favorise la fidélité à des producteurs.
Les grandes entreprises de vin au Japon qui, pendant trop longtemps, se sont contentées de faire du vin de bas de gamme se mettent enfin aux “vrais vins”. Elles commencent à planter des vignes et produisent deux gammes : les vins populaires comme elles l’ont toujours fait et des vins de bonne qualité.
Bruce Gutlove, un New-Yorkais qui a étudié la biologie alimentaire et le brassage à l’université de Californie, est installé à Hokkaidô depuis trente ans, et a formé plusieurs producteurs japonais. Sous son influence, les jeunes producteurs appelés “Bruce children” font des vins remarquables. Asai Usuke, œnologue légendaire et auteur de nombreux ouvrages sur le vin, surnommé aussi “le père du vin japonais contemporain” a également contribué à l’émergence de beaucoup d’“Usuke boys”, disciples qui aujourd’hui réalisent des vins reconnus à l’international. Autre exemple : récemment, le Domaine de Montille en Bourgogne a décidé de créer un vignoble à Hakodate et y a exporté 50 000 plants de vigne. Nous pouvons espérer qu’une grande révolution est en marche.