Dans les années 1960, le Japon a mis de côté les coutumes et l’esthétique du passé et a adopté une modernisation radicale. Tôkyô est devenue un marché et un laboratoire prêt à accueillir de nouvelles idées et technologies sans s’arrêter sur les effets secondaires négatifs de tels choix. Il s’agissait de se tourner vers l’avenir au lieu de s’appuyer sur la tradition passée. A cet égard, les Jeux olympiques de 1964 ont été un grand stimulant pour le réaménagement. Les autorités ont voulu montrer au monde ce que le Japon avait accompli depuis la fin de la guerre, et Tôkyô a commencé à être connue comme la ville du futur parce qu’elle n’avait pas peur d’expérimenter et d’embrasser la nouveauté.
Dans les années 1960, par exemple, des architectes visionnaires issus du mouvement dit du “métabolisme” (voir Zoom Japon n°66, décembre 2016) rêvaient de maisons dans le ciel, d’unités résidentielles pouvant être montées sur un camion et déplacées où l’on voulait, et de villes flottantes. Tange Kenzô, en particulier, a dévoilé son plan de Tôkyô pour 15 millions d’habitants, appelant à l’expansion de la ville au-dessus de sa baie (voir pp. 20-21) par le biais de structures gigantesques à construire sur l’eau. La communauté étrangère d’architectes et d’autres créateurs a commencé à s’intéresser à ce projet. Le réalisateur russe Andreï Tarkovski a vu dans la toute jeune autoroute métropolitaine de Tôkyô, créée pour les JO, une vision du futur et est venu d’Europe pour filmer de longues séquences de rêves hypnotiques pour Solaris, son œuvre de 1972. Dix ans plus tard, Ridley Scott réalisera Blade Runner, en modelant son Los Angeles de 2019 d’après un Shinjuku très contemporain avec ses millions de lumières et de publicités, et ses écrans vidéo géants montrant d’attirantes femmes aux yeux en amande.
Une fois de plus, 20 ans après les Jeux olympiques, la bulle économique a apporté des niveaux de prospérité sans précédent et a engendré une pléthore de projets ambitieux, les nouvelles structures de bureaux et de commerces devenant le visage du succès économique nippon et modifiant radicalement le visage de la capitale. D’un côté, les entreprises clientes exigeaient des structures tape-à-l’œil qui à la fois servaient d’outil publicitaire et attiraient les clients. De l’autre, de nombreux architectes ont abusé du post-modernisme, concevant des bâtiments où citation, simulation, collage et imitation – commodément vendus à leurs clients comme une liberté de conception – s’imposaient comme les nouveaux mots clés. Avec des budgets apparemment illimités et une liberté presque totale, ils ont imaginé les créations les plus baroques, défiant toute logique. Même quelqu’un comme Kuma Kengo, qui est maintenant célèbre dans le monde entier pour ses structures en bois et dont le but avoué est de récupérer l’architecture japonaise traditionnelle, a construit, en 1991, le M2, un bâtiment que l’on pourrait confondre avec un love-hotel, où des éléments issus de l’architecture occidentale, en particulier une colonne ionique massive de six étages, ont été transformés d’une manière très kitsch.
Le summum de l’architecture de démonstration a été représenté par des projets menés par des étrangers. Grâce à la force du yen, les entreprises locales ont pu inviter de célèbres architectes occidentaux à produire des créations toujours plus flamboyantes. Les œuvres de Nigel Coates et de Philippe Stark en sont des exemples typiques. Le premier a eu la chance d’ériger deux bâtiments côte-à-côte : le Penrose Institute of Contemporary Arts et The Wall. Le premier était probablement trop avant-gardiste, trop en vue pour la foule hédoniste et frivole du quartier de Nishi Azabu. Le bâtiment, avec ses quatre imposantes colonnes doriques, est toujours là, mais la galerie d’art a été remplacée par un restaurant. Le second, le Wall, est sans doute le plus incroyable. Faisant face à un bâtiment beaucoup plus austère conçu par Andô Tadao (voir Zoom Japon n°51, juin 2015), il introduit brusquement l’histoire antique romaine dans une rue par ailleurs anonyme. Apparemment, des maçons italiens ont fait le voyage en avion pour appliquer la texture finale, créant ainsi un mur artificiellement vieilli. Il va sans dire que même ce faux bâtiment ancien abrite un restaurant.
Quant à Philippe Stark, il a “offert” à Tôkyô un objet spectaculaire et mystérieux créé pour Asahi Beer, l’un des principaux brasseurs du pays. Situé à côté de leur nouveau siège social, le hall de brassage conçu par Stark est un bâtiment en granit noir surmonté d’une flamme dorée de 360 tonnes, la Flamme d’or, qui représenterait à la fois le “cœur brûlant de la bière Asahi” et une tête mousseuse.