Cependant, si vous voulez l’observer de plus près, vous devrez vous dépêcher car, comme beaucoup d’autres bâtiments anciens, ses jours sont peut-être comptés. Construit en 1972, il a été conçu comme une sorte d’organisme biologique dont les cellules (de minuscules appartements) étaient théoriquement flexibles et interchangeables car elles pouvaient être déplacées vers d’autres sites similaires. Cinquante ans plus tard, la structure n’a pas très bien vieilli. Les unités d’origine auraient dû être remplacées il y a 25 ans. Au lieu de cela, elles sont toujours en place, accrochées à une structure tubulaire centrale rouillée. Actuellement, une bataille acharnée se déroule entre ceux qui veulent la sauver et ceux – y compris la plupart des propriétaires – qui veulent la démolir et la remplacer par un nouveau bâtiment.
Malheureusement, Nakagin n’est qu’un cas parmi tant d’autres. En fait, plus de cent bâtiments historiques risquent d’être démolis, selon DOCOMOMO Japon, branche locale de l’organisation internationale qui, depuis 1988, se bat pour protéger d’importantes œuvres architecturales. Le principal problème est que le gouvernement japonais est traditionnellement plus favorable aux intérêts des promoteurs. Par exemple, une nouvelle loi, promulguée en 2002, a libéralisé davantage la planification urbaine.
Les promoteurs, quant à eux, semblent être libérés de toute forme de sentimentalisme ou de nostalgie du passé. Chaque fois qu’ils doivent choisir entre la rénovation d’un bâtiment ancien (qui implique le remplacement de toutes les caractéristiques électriques et mécaniques) et l’érection d’une structure flambant neuve, ils choisissent invariablement cette dernière option. Le triste résultat est qu’au cours des 20 dernières années, les destructions se sont enchaînées. En 2007, Mitsui Fudôsan a démoli le Sanshin Building, une élégante construction datant de 1930, célèbre pour son splendide hall d’entrée doté d’un plafond orné et de nombreux petits détails décoratifs. En 2009, ce fut le tour de l’hôtel Sofitel Tôkyô. Faisant face au parc Ueno, cet établissement s’était imposé grâce à sa forme inhabituelle inspirée à la fois de l’arbre de vie et des temples bouddhistes traditionnels.
Même les immeubles d’habitation Dôjunkai ont disparu. Construits entre 1924 et 1934 et facilement reconnaissables grâce à leurs magnifiques murs recouverts de lierre, ils avaient incroyablement tous survécu aux raids aériens, mais ils n’ont pas pu échapper aux bulldozers des promoteurs. Le tout dernier a été démoli en 2013, mais le plus célèbre d’entre eux, celui d’Aoyama, avait déjà été détruit dix ans plus tôt pour être remplacé par Omotesandô Hills, une structure assez banale en béton et en verre s’étendant sur 250 mètres le long de l’avenue Omotesandô.
Si les bâtiments Dôjunkai avaient été construits en Europe ou aux Etats-Unis, ils auraient probablement été modernisés et préservés. Hélas, le promoteur Mori semble avoir choisi une solution trop compliquée et trop longue. Finalement, un minuscule fragment issu du projet Dôjunkai a été conservé en souvenir du passé.
Il faut noter que ce manque d’empathie pour les bâtiments anciens n’épargne même pas les architectes célèbres. Frank Lloyd Wright, que l’on a déjà évoqué, a réalisé cinq projets en plus de l’Hôtel impérial. Seuls deux d’entre eux ont survécu jusqu’à aujourd’hui. Quant à son malheureux hôtel, on peut encore admirer son entrée et la partie centrale au Meiji Mura, un musée d’architecture près de Nagoya. Pour en revenir à notre liste d’illustres victimes, on peut citer l’hôtel Ôkura, fermé en 2015 pour cause de rénovation majeure. Depuis 1962, il était considéré comme l’un des hôtels les plus chics de la capitale. Sa nouvelle version a été dévoilée l’année dernière – une tour de verre de 38 étages (dont 18 consacrés à des bureaux) où, hormis les intérieurs, rien n’a été gardé de son charme passé.
Selon l’architecte allemand Ulf Meyer, le véritable problème réside dans le fait que Tôkyô est la seule ville au monde où un terrain a dix fois plus de valeur que tout ce que l’on pourrait y construire. Partant de ce principe, aucune œuvre architecturale ne peut prétendre à la pérennité. C’est pourquoi les architectes japonais ne peuvent jamais aspirer à construire des monuments durables. En fin de compte, Tôkyô ressemble à une ville éphémère qui ne cherche jamais la permanence. Elle est à jamais incomplète.
Il est difficile de la juger ou de l’apprécier en appliquant certains des paramètres que nous utilisons généralement lorsque nous observons une ville. Pensez à Rome, Paris, Londres ou New York et certaines images vous viennent immédiatement à l’esprit ; des lieux et des monuments qui en sont venus à les symboliser et à contribuer à leur mythe. Maintenant, pensez à Tôkyô.