A l’instar de Kaneko, Hara est aujourd’hui une styliste photo célèbre, mais elle a d’abord été engagée comme traductrice française. Puis, à partir de 1972, elle a commencé à travailler comme styliste. C’était la première fois qu’une telle figure rejoignait l’équipe rédactionnelle d’un magazine féminin. Ceci est juste pour vous donner un exemple du genre de personnes talentueuses que le magazine a attirées. Leur studio était situé à Roppongi. C’était un foyer de créativité, et Horiuchi Seiichi supervisait tout. Et puis, bien sûr, il y avait le côté éditorial. De nombreuses personnalités littéraires célèbres telles que Mishima Yukio et Shibusawa Tatsuhiko (voir pp. 9-10) ont écrit pour An An. Ce n’est certainement pas le genre de personnes qui contribuent aux magazines féminins de nos jours”, note Satô Masako.
La nouveauté et le contenu révolutionnaire d’An An peuvent être mieux appréciés lorsqu’on les compare à l’offre du moment. “Jusqu’au milieu des années 1960, de nombreux magazines de mode publiaient des modèles pour la couture. Ils reflétaient une époque où les boutiques étaient encore rares et où la plupart des femmes n’avaient pas les moyens d’acheter des vêtements de toute façon, alors elles confectionnaient leurs propres robes. La couture était également un point d’entrée relativement facile sur le marché du travail, de nombreuses jeunes femmes travaillaient donc comme couturières. On peut dire que les premiers magazines de mode étaient plus proches de l’artisanat que de la haute couture”, rappelle-t-elle. L’essor économique et les Jeux olympiques de 1964 avaient changé beaucoup de choses dans la société japonaise. Les gens ont commencé à estimer que la vie ne se résumait plus au travail et au sacrifice. Ils ont commencé à rechercher le plaisir et les loisirs comme jamais auparavant, et la mode a fait partie de la nouvelle vision de la vie des gens. “Le lancement d’An An doit être considéré comme le fruit de cette évolution radicale. Il a été le premier magazine de mode japonais à aller au-delà de la présentation de jolis vêtements. La philosophie qui le sous-tendait, comme l’illustre son premier numéro, est que la mode ne se limite pas à choisir et à porter de beaux vêtements ; elle englobe la musique, la danse, le cinéma, la littérature et les arts, ce que vous mangez et comment vous le mangez. En ce sens, An An a été la première publication japonaise qui pouvait se placer au même niveau que les grands magazines internationaux, tant par sa mise en page que par son contenu. Ils ont dû beaucoup investir pour arriver à ce résultat. Par exemple, ils envoyaient souvent des photographes et des mannequins en Europe et en Amérique à une époque où les voyages à l’étranger étaient encore extrêmement coûteux et où le taux de change était de 360 yens pour un dollar américain. An An constituait une ouverture sur un monde exotique et glamour que peu de gens pouvaient se permettre de découvrir en personne”, rappelle Satô Masako.
Né d’une collaboration avec le magazine Elle, An An a été réalisé au départ à parts égales avec des contenus originaux envoyés de France. “A l’époque, le magazine jouissait d’un degré de liberté qui serait tout simplement impensable aujourd’hui. De nos jours, les rédacteurs du magazine ont des ressources financières limitées, ils doivent faire face à la pression des annonceurs et à d’autres problèmes qui finissent par affecter le contenu. Toutes ces choses n’existaient pas vraiment au début des années 1970, ou du moins elles étaient moins ressenties dans la production finale du magazine. La rédaction d’An An a également pris des libertés avec son partenaire français. Elle est allée jusqu’à découper les photos reçues de France et à faire d’autres changements sans consulter les Français ni demander l’autorisation”, raconte-t-elle.
“Je dirais que Horiuchi Seiichi a joué un rôle crucial non seulement dans l’apparence du magazine, mais aussi dans l’approche de son contenu comme dans son attitude quelque peu effrontée. Les lectrices ont ressenti et apprécié cette énergie vibrante qui se dégageait de ses pages. Sans être une publication purement féministe, elle a conservé certains des idéaux libertaires des années 1960, lorsque le mouvement étudiant japonais avait manifesté pour les droits civils comme dans d’autres pays”, ajoute-t-elle.
La flamboyance du magazine est encore plus remarquable si l’on considère les outils avec lesquels les publications étaient réalisées à cette époque. “C’était encore une époque où les magazines ne disposaient pas de tous les outils numériques qui facilitent aujourd’hui l’édition”, souligne Satô Masako. “Ils travaillaient avec des films et des procédés analogiques et mécaniques, et la marge d’erreur était très faible. Car s’ils se trompaient, ils devaient tout recommencer. C’était le genre de travail que seuls de véritables professionnels pouvaient faire. Selon Hara Yumiko, ils recevaient les images de France – non pas sous forme numérique comme aujourd’hui, mais des copies originales – et Horiuchi Seiichi élaborait la mise en page. Une fois le travail terminé, ils retournaient rarement les photos à leur partenaire français. Apparemment, des dizaines de clichés de photographes célèbres comme Helmut Newton se sont perdus. J’ai essayé d’en retrouver pour l’exposition mais je n’ai pas réussi”.
1970 est considérée comme le début de l’âge d’or des magazines au Japon, avec de nombreux titres dont le tirage moyen a dépassé les centaines de milliers d’exemplaires par mois. An An en a fait partie, mais selon Satô Masako, le magazine n’a pas connu un énorme succès au début. “Il était bien en avance sur son temps. C’était un pionnier. Il était considéré comme trop avant-gardiste pour le lecteur moyen. C’est pourquoi, après quelques années, il a été complètement renouvelé pour adoucir ses angles trop aigus et le rendre plus attrayant pour son public cible”, note-t-elle. En mettant l’accent sur la mode, la beauté, la nourriture et les voyages, la popularité du magazine et son influence sur les jeunes Japonaises ont continué à croître tout au long des années 1970 et au début des années 1980 jusqu’à ce que, en 1982, il décida de mettre fin à sa collaboration avec Elle.