Au même titre que les petites salles qu’ils fournissent, la situation est également difficile pour les distributeurs de films.
Sans les salles d’art et d’essai, tout le monde s’accorde pour dire que l’univers du cinéma serait moins diversifié et certainement plus ennuyeux. Mais il y a une autre partie indispensable de l’industrie cinématographique dont on parle peu : les distributeurs. Ils se rendent dans les festivals de cinéma et sillonnent les marchés étrangers à la recherche de pépites pour ensuite les placer dans les salles de cinéma de l’Archipel. En d’autres termes, ce sont eux qui font tout le travail, mais leur rôle indispensable est rarement reconnu. L’une de ces professionnels s’appelle Yamanaka Yôko.
Elle a fondé sa société, Cetera International, en 1989 après avoir travaillé pendant deux ans pour un autre distributeur où elle a appris tout ce qu’elle devait savoir sur l’achat de films et l’acquisition de droits cinématographiques. Cetera International est une petite société (Yamanaka a un effectif de quatre personnes) qui distribue environ 3 à 4 films par an. “Pour chaque film, nous devons commencer à travailler six mois avant sa sortie en salle”, explique-t-elle. “Nous nous occupons aussi de la publicité, nous écrivons des articles pour des magazines et nous réalisons des interviews. C’est un énorme boulot pour une petite équipe. Aussi distribuer quatre films par an est suffisant. En fait, nous distribuons également 3 ou 4 titres en vidéo et à la télévision, mais cela ne nécessite pas autant de travail de notre part”, ajoute Yamanaka Yôko.
“Lorsque des distributeurs achètent un film, ils acquièrent les droits pour d’autres supports comme les DVD et la télévision. Aujourd’hui, tout est diffusé en ligne par le biais de services de vidéo à la demande, mais dans le passé, le marché de la vidéo était une source importante de revenus. A la fin des années 1980 et au début de la décennie suivante, il était en plein essor. Ce fut donc une période assez facile sur le plan économique, même pour une jeune débutante comme moi. Cependant, le secteur de la distribution est très imprévisible ; on ne sait jamais comment les choses vont évoluer. Vous devez constamment être à l’affût des nouvelles tendances tout en essayant de ne pas compromettre vos idées. Ce métier n’est pas pour tout le monde et vous ne vous en enrichissez certainement pas. Il faut d’abord aimer le cinéma. Chaque fois que vous vous engagez pour une œuvre, vous ne savez jamais si vous allez récupérer l’argent que vous avez investi”, affirme-t-elle.
Cetera International est spécialisé dans les films européens et, ces dernières années, la société a fait venir au Japon des œuvres telles que Le Premier qui l’a dit (Mine vaganti, 2010) de Ferzan Özpetek et Faust (2011) d’Alexandre Sokourov. “La plupart des films projetés au Japon sont des superproductions hollywoodiennes, mais j’ai toujours été plus attirée par l’Europe. Beaucoup de gens au Japon sont encore assez ignorants du monde extérieur, en particulier de l’Occident, et grâce au cinéma, on peut apprendre beaucoup sur l’histoire et la culture de chaque pays, ainsi que sur les questions sociales et religieuses. Il est également important de mettre en valeur les réalisations artistiques des cinéastes européens. Une grande partie de la culture américaine est rapidement consommée et vite oubliée. En comparaison, un bon nombre de titres européens ont plus de profondeur, ils ont le pouvoir de vous faire réfléchir. La France, en particulier, est le pays où le cinéma est né, grâce aux frères Lumière, ce qui en fait déjà un lieu privilégié pour moi. J’aime les films français depuis longtemps, et je me suis donnée pour mission de faire découvrir certains d’entre eux à un public plus large ici au Japon. Chez Cetera International, nous avons développé une relation particulièrement forte avec Arnaud Desplechin et avons distribué cinq de ses films”, raconte Yamanaka Yôko.
Sa passion pour le cinéma français, et même son choix de carrière, sont inextricablement liés à Gérard Philipe. “C’est la première star de cinéma dont je suis tombée amoureuse”, confie-t-elle. “En 1989, j’ai découvert qu’un de ses films n’avait jamais été montré au Japon, alors j’ai acheté ses droits parce que je voulais le voir moi-même. Puis en 1996 ou 1997, j’ai fait ma première rétrospective consacrée à cet acteur”. Au cours des 31 années suivantes, elle a organisé cinq autres festivals dédiés à son idole tout en consacrant une partie de son travail à la renaissance des œuvres européennes classiques. “Quand j’ai fait ce premier festival, j’ai reçu deux sacs postaux de lettres de tout le Japon, de fans qui voulaient me remercier. Certains m’ont écrit : “J’ai été si heureuse de revoir Gérard Philipe au cinéma après toutes ces années”. Les distributeurs font généralement un travail invisible, j’ai donc été très surprise. Cela a également renforcé ma détermination à créer des opportunités pour que les gens puissent à nouveau profiter de vieux films sur grand écran.”
Quand Yamanaka Yôko a fondé sa société à la fin des années 1980, le cinéma étranger dominait les salles japonaises. En 1989, par exemple, 522 films étrangers ont été diffusés contre 255 titres japonais, un chiffre stupéfiant. Mené par les films hollywoodiens, le contingent étranger a continué à dominer le box-office jusqu’au début des années 2000, mais en 2005, il est passé sous la barre des 50 %. Depuis, la présence des films étrangers au Japon s’est progressivement réduite. “Les jeunes représentent un pourcentage élevé des spectateurs et ils préfèrent de plus en plus les films japonais – surtout les titres dérivés ou inspirés de mangas, d’anime et de séries télévisées”, constate-t-elle. “Depuis peu, ils trouvent même les films sous-titrés difficiles à regarder, si bien que la plupart des titres hollywoodiens sont désormais diffusés en deux versions, l’une sous-titrée et l’autre doublée en japonais. A mes débuts, le marché était dominé par les films occidentaux et il était plus facile d’importer des titres européens. Mais ces dernières années, c’est devenu plus difficile, mais je ne renonce pas. Après tout, ce sont les films que je veux voir en tant que cinéphile”, poursuit-elle.
En parlant de programmation de films, une chose qui distingue Cetera International des autres sociétés est son intérêt pour les comédies. “Pas n’importe lesquelles”, assure Yamanaka Yôko. “Il s’agit d’histoires qui incitent à la réflexion avec un message autour de questions sociales. Encore une fois, ce sont les films qui m’attirent. Je crois en eux et je veux que les gens les connaissent. La comédie est un genre assez négligé, mais il est assez difficile de s’y retrouver. Une des raisons pour lesquelles les comédies étrangères sont sous-représentées au Japon est peut-être que l’humour se perd facilement dans la traduction, mais les très bonnes histoires ont le pouvoir de transcender les frontières culturelles, et je dois dire que beaucoup des titres que j’ai distribués ont été des succès, ce qui prouve qu’il existe un marché pour de telles œuvres au Japon.”
La crise liée au coronavirus a beaucoup attiré l’attention sur le sort des salles d’art et d’essai. Reste que les distributeurs indépendants sont confrontés aux mêmes problèmes. “Chaque distributeur a une relation symbiotique avec les salles de cinéma”, rappelle la directrice de Cetera International. “On pourrait dire que nous sommes deux cœurs qui battent comme un seul. Nous partageons le même objectif et ne pouvons pas exister l’un sans l’autre. Chaque salle a sa propre philosophie ; chacune s’adresse à un public différent, et quand je place un nouveau titre, je me demande toujours dans quel cinéma il a le plus de chances de rencontrer le succès. Ensuite, une fois que je suis parvenue à un accord, nous travaillons ensemble sur la manière de faire de la publicité pour le film, du choix du titre japonais aux moyens de mieux le faire connaître. Notre survie dépend de leur succès”, assure-t-elle.
A l’instar des campagnes “Save the Cinema” et “Mini Theater Aid”, 13 distributeurs se sont associés et ont lancé leur propre campagne “Help ! The Eiga haikyû gaisha purojekuto” Au secours ! le projet des distributeurs de films. “Nous sommes arrivés à la conclusion que si les gens ne pouvaient plus aller au cinéma, nous devions faire entrer des films chez eux”, explique Yamanaka Yôko. “L’avantage d’être distributeur, c’est que les films dont nous possédons les droits sont notre atout, et les films ne vieillissent jamais. Certaines personnes peuvent les avoir manqués lors de leur première projection en salle ou ils peuvent vouloir les regarder une deuxième fois. C’est pourquoi nous avons mis au point des bouquets de films à la demande que tout le monde peut apprécier en ligne. C’est similaire à des plateformes comme Netflix et Amazon Prime, mais cela donne aux spectateurs la possibilité de soutenir directement les distributeurs pendant un moment particulièrement difficile pour toute la profession. Cetera International, par exemple, propose un ensemble de 21 titres, anciens et nouveaux, que vous pouvez regarder autant de fois que vous le souhaitez sur trois mois pour seulement 2 500 yens [cette offre n’est disponible qu’au Japon].”
En attendant la sortie de crise, Yamanaka Yôko se prépare déjà à de grandes célébrations. “Gérard Philipe est né en 1922, et bien sûr je veux faire quelque chose pour son 100e anniversaire. Je me demande d’ailleurs si ma société durera 100 ans (rires).”
J. D.