Admirateur de l’œuvre de Mishima, le romancier Hirano Keiichirô en est aussi l’un des meilleurs spécialistes.
Hirano Keiichirô, l’un des plus jeunes lauréats du prestigieux prix littéraire Akutagawa, affirme qu’il ne serait pas romancier sans sa rencontre avec l’œuvre de Mishima Yukio. Il est né en 1975, à une époque où les gens se souvenaient encore bien des circonstances dans lesquelles l’écrivain avait mis fin à sa vie. A l’école primaire, son instituteur avait évoqué l’existence d’un étrange écrivain nommé Mishima, qui s’était introduit au quartier général des forces d’autodéfense et avait commis un seppuku ou suicide rituel. Cette histoire a laissé une forte impression sur le jeune Hirano. Au collège, il a commencé à lire les chefs-d’œuvre de la littérature japonaise moderne, les uns après les autres, jusqu’à ce qu’il découvre, à 14 ans, Le Pavillon d’or. Il a tellement été absorbé par ce roman qu’il en a même oublié de manger et de dormir. Depuis, il est devenu un expert de tout ce qui concerne Mishima auquel il a consacré plusieurs essais.
Vous faites partie des 13 personnes interviewées dans le documentaire de Toyoshima Keisuke, Mishima Yukio vs. Tôdai Zenkyôtô, 50 nenme no shinjitsu. Je dois avouer que j’ai trouvé le débat plus amical que je ne le pensais.
Hirano Keiichirô : Même si le débat a été annoncé, de façon plutôt sensationnelle comme un match entre l’écrivain et le Zenkyôtô, la plupart des personnes qui ont assisté à l’événement du 13 mai 1969 étaient de simples étudiants. Ils étaient probablement en admiration devant Mishima, ou tout simplement nerveux et excités d’avoir la chance de le voir sur scène. Quant aux divergences apparemment irréconciliables entre les deux camps, il est vrai que Mishima voulait rendre son caractère sacré et sa dignité à l’empereur, mais il était également très critique à l’égard du Japon d’après-guerre. Il estimait que la nouvelle Constitution appliquée par les Etats-Unis avait dégradé le pays. En ce sens, il s’est montré compatissant avec les étudiants. Dans une certaine mesure, leurs idées étaient plus proches qu’on ne pourrait le penser. En outre, le rival de Mishima était peut-être le puissant Zenkyôtô, mais en fin de compte, les étudiants sont des étudiants. En ce qui concerne l’âge, Mishima aurait pu être leur père, et dans les images du débat, on peut voir que, sans être condescendant, il se montre doux avec eux alors que les étudiants, eux, lui témoignent un grand respect. Il se trouve que j’ai 45 ans maintenant – le même âge que lui quand il est mort – et je parle souvent aux jeunes, donc je peux m’identifier à son approche.
Beaucoup de gens ont fait remarquer que le Mishima qui a rencontré les étudiants en 1969 et celui qui s’est suicidé un an plus tard étaient très différents. Cependant, vous ne semblez pas voir de contradiction entre les deux.
H. K. : La personnalité de Mishima était extrêmement difficile à cerner. Il aimait dire et faire des choses contradictoires, confondre son public. J’ai eu l’occasion de parler à de nombreuses personnes qui l’ont connu de son vivant comme le graphiste Yokoo Tadanori (voir Zoom Japon n°79, avril 2018), le chanteur et acteur Miwa Akihiro ou encore l’homme politique de droite Suzuki Kunio. Chacun d’entre eux voit en lui une personne différente, un personnage différent, le seul trait commun étant qu’il le trouvait immensément charmant. Si vous avez cela à l’esprit, il est plus facile de comprendre son comportement de gentleman pendant le débat.
Ce numéro de Zoom Japon se concentre sur la vie et l’œuvre de Mishima dans les années 1960, lorsque ses idées politiques ont pris le dessus. Cependant, il n’est pas facile de les séparer des dernières années de la première partie de sa vie.
H. K. : Le passé de Mishima est certainement important pour approcher la vraie nature de son personnage. Par exemple, le fait qu’il soit devenu plus tard un culturiste passionné peut être relié à son enfance, lorsqu’il était un garçon malade et maigre. Et puis, il y a son expérience de la guerre. Entre 1931 et 1945, le Japon était en guerre. Cela signifie que Mishima, qui est né en 1925, a grandi dans cette atmosphère particulière. Il rêvait de se battre, et même de mourir, pour son pays. Puis, en 1944, à 19 ans, il a reçu un avis de conscription, mais il a été déclaré inapte au service militaire. Il est resté à la maison et a survécu alors que de nombreux garçons du même âge sont morts à la guerre. Je pense que l’expérience d’avoir été étiqueté par la nation comme “malade” et “inutile” a eu un impact énorme sur sa vie.
Vous voulez dire qu’il s’est senti coupable de ne pas être allé à la guerre ?
H. K. : Je pense qu’il s’est surtout senti “coupable d’être un survivant”, étant l’un des rares chanceux à avoir survécu quand beaucoup de ses amis et camarades de classe sont morts à la guerre. Vous devez comprendre que pour beaucoup, probablement la majorité des Japonais, la guerre du Pacifique était une guerre juste. Lorsque le Japon s’est emparé de la Mandchourie en 1931 et a ensuite envahi la Chine en 1937, nombreux sont ceux qui ont critiqué le gouvernement pour ce qui était considéré comme une guerre d’agression. Mais lorsque le Japon a attaqué Pearl Harbor en 1941, l’opinion générale était que le pays avait été forcé de lutter contre une puissance impérialiste. Tout d’un coup, la guerre est devenue une bonne chose et, surtout, le Japon a commencé à être considéré comme une victime et non comme un agresseur. Mishima partageait cette opinion. En fait, on ne trouve pratiquement aucune référence à la Chine dans ses écrits. En revanche, il n’a cessé d’être fasciné par l’héroïsme des soldats japonais, en particulier les kamikazes.
Comment son expérience de la guerre a-t-elle affecté sa vie ultérieure ?
H. K. : L’élément autobiographique se retrouve dans nombre de ses œuvres, à commencer par son roman révolutionnaire Confessions d’un masque, dont le protagoniste, comme Mishima, n’a pas fait la guerre. Ce qui préoccupe le héros, c’est qu’en tant que survivant, il doit utiliser son temps de manière satisfaisante et significative. C’est ce qu’il a lui-même ressenti à l’époque. Le problème était que le débat politique et social de l’après-guerre était monopolisé, une fois de plus, par ceux qui avaient eu une expérience directe des combats. Le romancier Ôoka Shôhei, par exemple, dans son livre Les Feux (Nobi, trad. Rose-Marie Makino-Fayolle, Autrement, 2019), s’inspire de son expérience de la guerre aux Philippines. D’autres intellectuels ont vécu des moments beaucoup plus durs que Mishima. Puis il y a eu la jeune génération, comme par exemple Ôe Kenzaburô qui avait dix ans de moins que lui, qui était clairement opposé à la guerre et qui militait pour une société plus démocratique. Je pense que Mishima n’était pas sûr de savoir comment positionner son discours politique. Quand il a essayé de parler de la guerre, on lui a rappelé qu’il n’était pas allé au front. Au cours des années 1950, il a cherché à se rendre célèbre à la fois en s’adressant aux médias et en publiant plusieurs romans populaires et légers en plus des principaux titres pour lesquels il s’était déjà fait un nom. Il n’est devenu proche des idées de droite que plus tard dans sa vie.
Dans les années 1960, Mishima a commencé à écrire des ouvrages à fort message politique. En 1961, par exemple, il a publié la nouvelle Patriotisme qui traitait de l’incident du 26 février, tandis que La voix des esprits héroïques [Eirei no koe] est une autre nouvelle de 1966 qui était basée sur l’esprit du corps des kamikazes. Était-ce sa réaction face au changement des temps ?
H. K. : Le malaise des années 1960 a fini par exacerber son propre désarroi et son sentiment d’aliénation par rapport à la société d’après-guerre. A mesure que le mouvement étudiant se renforçait, je pense qu’il a commencé par s’interroger sur sa place dans le monde littéraire et sur sa propre position dans l’arène politique. Comme je l’ai dit, immédiatement après la guerre, il ne pouvait pas bien exprimer son attitude politique parce qu’il y avait toutes ces autres personnes ayant une expérience réelle du conflit qui en parlaient constamment. Mais dans les années 1960, avec les manifestations contre le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain et les groupes d’étudiants de gauche qui se battaient dans la rue, la possibilité de s’engager en politique s’est à nouveau présentée. Il pouvait enfin discuter de ses idées avec une jeune génération qui, comme lui, n’avait aucune expérience de la guerre.
A mon avis, même la sexualité a joué un rôle important dans son aliénation. En tant qu’homosexuel, Mishima avait le sentiment qu’en dépit d’une plus grande tolérance dans la société et d’une plus grande ouverture à la discussion sur ce sujet, les homosexuels restaient une minorité opprimée. En effet, bien qu’il ait abordé l’homoérotisme dans plusieurs de ses œuvres, il n’a jamais ouvertement fait son coming out.
Si Mishima était encore en vie, comment pensez-vous qu’il jugerait le Japon contemporain ?
H. K. : Même Ôe Kenzaburô dans son roman Adieu, mon livre ! (Sayônara, watashi no hon, yo !, trad. Jean-Jacques Tschudin, Editions Philippe Picquier, 2013) pose la même question. Je pense qu’il serait déçu. Il regretterait la perte des valeurs traditionnelles et l’émergence du mondialisme. Il n’aimerait probablement pas non plus Internet. En ce qui concerne le discours politique, il est vrai que la tentative de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô de modifier l’article 9 de la Constitution (afin de faire reconnaître pleinement et officiellement l’armée) peut être considérée comme la continuation des idées de Mishima. Cependant, l’écrivain lui-même était très critique à l’égard du Parti libéral-démocrate qui a dirigé le Japon presque sans interruption depuis la fin de la guerre. La raison en est que les conservateurs et les droitiers d’aujourd’hui essaient toujours de vendre une image très positive du pays. A leurs yeux, le Japon est unique et merveilleux, même si leurs arguments sont souvent de niveau plutôt bas (par exemple, le monde entier envie nos toilettes Washlet). Mishima, au contraire, n’aimait pas la façon dont le Japon a changé après la guerre. Il désirait un Japon plus ancien, incarné par la figure divine de l’empereur, où les valeurs traditionnelles étaient encore respectées.
En parlant de la vision hypothétique de Mishima sur le Japon actuel, même l’image et le rôle de l’empereur ont beaucoup changé au cours des 50 dernières années, surtout si l’on considère les excuses de l’empereur Akihito pour la guerre d’agression du Japon en Asie et sa visite dans plusieurs pays et sur les champs de bataille de la guerre du Pacifique.
H. K. : Akihito a été un empereur plutôt libéral (voir Zoom Japon n°89, avril 2019) et ses idées ont souvent contrasté avec celles d’Abe et du Parti libéral-démocrate, à tel point que, grâce à lui, de nombreux hommes politiques de gauche ont réévalué la figure de l’empereur. Personnellement, je ne suis pas d’accord avec leur attitude. A mon avis, l’institution impériale devrait être jugée indépendamment de la personne qui occupe effectivement cette position à un moment donné. Pour Mishima, c’était la même chose : chaque fois qu’il parlait de l’empereur, il ne précisait pas non plus ce qui, à son avis, faisait de lui “l’empereur idéal”. Il est certain qu’il avait une attitude conflictuelle envers Hirohito (le père d’Akihito). D’un côté, l’un de ses plus beaux souvenirs était la visite de Hirohito dans son école où, à 16 ans, il a fait ses débuts littéraires avec sa première histoire publiée en dehors des magazines scolaires. De l’autre côté, cependant, il ne pouvait pas lui pardonner de ne pas avoir reconnu la tentative de coup d’Etat de 1936 (incident du 26 février) et surtout d’avoir nié sa propre origine divine à la fin de la guerre. Avant la guerre, il existait un fort sentiment de communauté entre l’empereur et ses sujets. L’empereur était le chef de la famille japonaise et ses enfants étaient prêts à mourir ensemble pour lui. Mais après la guerre, l’empereur est devenu une personne ordinaire. Les médias l’ont de plus en plus couvert, lui et sa famille, le transformant en une sorte de célébrité. Mishima méprisait ce qu’il appelait “shûkanshi tennôsei” (système impérial des hebdomadaires) car pour lui, l’idée de relier l’empereur au peuple en éliminant sa dignité relevait d’une grave erreur.
Certains disent que l’une des raisons de son suicide est sa déception de ne pas avoir reçu le prix Nobel de littérature. Pensez-vous que s’il avait reçu ce prix, il aurait pu changer ses plans ?
H. K. : Je pense que Mishima rêvait de ce prix. Il avait beaucoup d’admirateurs au Japon, même parmi les critiques littéraires, mais il n’avait jamais remporté le prix Akutagawa, et peu après la guerre, il avait été refusé pour plusieurs prix. Il a donc cherché à obtenir l’approbation de l’étranger. Il a courtisé les médias étrangers et a même commencé à donner des interviews en anglais.
Mishima a été nommé cinq fois pour le prix Nobel. Je pense que s’il l’avait gagné à la fin de la trentaine (bien qu’il soit très inhabituel de donner le prix à un auteur aussi jeune), il ne se serait pas suicidé. Cependant, dans la première moitié des années 1960, il a connu un effondrement créatif. Il a perdu son sens de l’orientation et s’est essayé à différents sujets, mais les romans qui en ont résulté n’ont pas été à la hauteur de ses meilleures œuvres, à savoir Confessions d’un masque et Le Pavillon d’or. Il a été particulièrement blessé par l’accueil mitigé réservé à Kyôko no ie [Maison de Kyoko] en 1959. Le problème a été aggravé par le fait que ses livres ne se vendaient pas bien. Selon le livre de Hirose Naoki, ils ne dépassaient plus les 10 000 à 20 000 exemplaires, ce qui était assez déprimant par rapport à Ôe Kenzaburô et d’autres auteurs plus jeunes dont les livres se vendaient à plus de 100 000 exemplaires. Mon opinion sur cette période est donc que Mishima a perdu confiance en lui et qu’au moment où il a atteint la quarantaine, il planifiait déjà sa propre mort. Il est intéressant de noter que deux nouvelles de 1960, Ai no shokei [Adonis, exécution d’amour] et Patriotisme, se terminent par une horrible scène de suicide rituel qui, soit dit en passant, est imprégnée d’un haut degré d’érotisme. Il semblait devenir obsédé par le jeu et la mort en beauté.
Il faut également noter que Mishima a toujours été fasciné par les personnes décédées jeunes.
H. K. : C’est vrai. Mishima a idéalisé des gens comme Raymond Radiguet [romancier et poète français mort à l’âge de 20 ans], les officiers de l’incident raté du 26 février et les kamikazes. Il était douloureusement conscient que sa génération n’avait produit aucun modèle parce que tant de personnes de son âge avaient été tuées à la guerre.
C’est au cours de ces années qu’il s’est fait plus entendre sur ses idées de droite, n’est-ce pas ?
H. K. : Plus qu’un extrémiste de droite ou un ultra-nationaliste, Mishima soutenait la théorie dite du Tennô-shugi qui tournait autour de la souveraineté de l’empereur. Cependant, il est vrai que les jeunes qu’il rassemblait autour de lui – les étudiants qui allaient devenir membres de sa milice privée Tate no Kai – étaient recrutés par le biais d’annonces placées dans des journaux ultra-nationalistes. Même pendant cette période, je peux encore voir une sorte de tension entre le fait de ne pas vouloir mourir et celui de devoir mourir. Je dirais qu’au moins une partie de lui avait le désir de vivre plus longtemps et d’être productif, comme Tanizaki Jun’ichirô qu’il admirait. Cependant, en s’associant à ces étudiants, il a mis en route un processus qu’il n’a finalement pas pu contrôler. Par conséquent, je pense que même s’il avait remporté le prix Nobel en 1968 à la place de Kawabata Yasunari, il aurait été difficile de se retirer et de revenir à son ancienne vie d’homme de lettres.
Propos recueillis par Jean Derome