Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rapport au sexe a beaucoup évolué dans le 7e Art.
Le sexe et l’érotisme imprègnent tous les aspects de la culture populaire au Japon. La littérature, le cinéma, les mangas et les anime ont exploré le sexe sous tous ses aspects. Plutôt que d’aborder le thème du hentai souvent traité, nous avons choisi de nous concentrer sur le cinéma grand public de l’après-guerre.
C’est avec la sortie en 1946 de Hatachi no Seishun [La Jeunesse à vingt ans] du réalisateur Sasaki Yasushi que tout a commencé. L’histoire elle-même est typiquement romanesque, et le film n’est certainement pas un chef-d’œuvre, mais il met en scène le premier baiser du cinéma japonais, ce qui en a fait une sensation majeure à l’époque, à tel point que le 23 mai, date de sa sortie, a été déclaré “Jour du baiser”. En vérité, le premier baiser à l’écran a eu lieu quatre mois plus tôt, mais il est passé assez inaperçu car Nikoniko Taikai Ohitsu Oharetsu [Pursuit] de Kawashima Yûzô n’était qu’un court métrage comique. En évoquant sa scène qui a fait date, le protagoniste masculin de Hatachi no Seishun, Ôsaka Shirô, a rappelé plus tard que “le baiser avait un goût de désinfectant”. Une petite gaze imbibée de peroxyde d’hydrogène avait été placée entre les lèvres des acteurs. C’était une autre époque où même l’acte d’embrasser faisait l’objet d’un débat public.
Il est intéressant de noter que cette scène particulière du baiser a été décidée alors que le pays était sous la tutelle des forces d’occupation alliées. Alors que les autorités américaines imposaient une censure stricte sur tout ce qui pouvait rappeler aux Japonais leur passé autoritaire et de droite, elles ont utilisé la culture pop pour promouvoir une société plus libérale. Selon Hirano Kyôko, auteur de Mr. Smith Goes to Tokyo : Japanese Cinema Under the American Occupation, 1945-1952 (éd. Smithsonian Institute Press, 1994, inédit en français), les alliés estimaient qu’il était “essentiel pour les Japonais de remodeler leurs pensées pour exprimer ouvertement leurs désirs et leurs sentiments devant les gens sans se dissimuler”. Dans le même temps, si l’expression du désir était considérée comme libératrice, la nudité explicite était interdite. Même le sujet des “femmes de réconfort” (esclaves sexuelles) a été interdit car jugé trop érotique, contribuant ainsi à mettre un voile sur cet aspect de l’histoire sombre du pays.
Si le cinéma en temps de guerre visait à soutenir les efforts militaires du pays, de nombreux films d’après-guerre portaient sur les conséquences néfastes du conflit sur la vie des gens. En 1948, Ozu Yasujirô a lui aussi apporté sa contribution avec Une Poule dans le vent (Kaze no Naka no Mendori), l’histoire d’une jeune femme qui attend le retour de son mari du front. Lorsque son fils tombe malade, elle est obligée de se prostituer pendant une nuit pour payer les lourdes factures de l’hôpital. Le film d’Ozu dépeint la société à l’époque où le pays ne disposait pas encore d’un système d’assurance maladie universelle et où les familles des soldats avaient beaucoup de mal à joindre les deux bouts. Si le cinéaste ne montre jamais les gens au lit, cette œuvre se distingue par contre dans sa filmographie par un titre unique qui met en scène un drame de grande ampleur et une scène particulièrement violente où la femme est poussée par son mari dans les escaliers.
Si Tanaka Kinuyo – la protagoniste du film d’Ozu – descend les escaliers, Takamine Hideko les monte encore et encore dans Quand une femme monte l’escalier (Onna ga Kaidan wo Agaru Toki, 1960) de Naruse Mikio. Dans ce qui est considéré comme le point culminant du travail cinématographique du réalisateur consacré au rôle des femmes dans la société, l’actrice joue le rôle de Keiko, responsable (ou mama-san, comme on les appelle en japonais) d’un bar à hôtesses (voir pp. 10-11) à Ginza. Respectée par ses collègues et recherchée par ses clients, cette veuve tente d’ouvrir son propre bar, mais n’a pas les moyens financiers nécessaires. Devenir la maîtresse d’un homme riche serait la solution la plus rapide à ses soucis financiers, mais c’est la dernière chose qu’elle est prête à faire. Le titre du film fait allusion aux sentiments de Keiko envers son travail et sa situation : elle méprise de monter les escaliers qui mènent au bar chaque soir car elle n’est que trop consciente que dans son bar – et dans d’autres endroits du même genre – les femmes sont sexualisées et deviennent l’objet de la convoitise des hommes. En même temps, elle sait que le métier d’hôtesse offre à la femme l’un des rares moyens de devenir économiquement indépendante. Finalement, elle finit par se retrouver au lit avec un client marié pour réunir la somme dont elle a besoin pour s’occuper de sa famille. Dans la dernière séquence du film, nous voyons Keiko monter à nouveau les escaliers, avec un sourire sans fard et le cœur lourd.
Ce film est sorti à la fin des années 1950, une décennie au cours de laquelle la société japonaise a connu une série de changements et de luttes sociales. En ce qui concerne le cinéma et les mœurs sexuelles, 1956 a été une année particulièrement importante. D’un côté, Mizoguchi Kenji a sorti son dernier film, La Rue de la honte (Akasen Chitai), une sorte de tragicomédie représentant la vie de cinq femmes qui travaillent dans un bordel à Yoshiwara (voir pp. 12-15). Chacune d’entre elles a des problèmes et des motivations différentes, mais le cinéaste montre de manière impartiale et quasi documentaire que leurs problèmes sont plus financiers que moraux. La Rue de la honte peut également être considéré comme une sorte de document historique car il a été réalisé alors que la Diète débattait de l’interdiction de la prostitution. En effet, la loi sur la prévention de la prostitution a été promulguée quelques mois seulement après la sortie du film. Mizoguchi a été critiqué à l’époque pour son attitude ambiguë vis-à-vis de la prostitution. Cet élément est en fait l’un des points forts du film, car le réalisateur montre tous les aspects du problème, y compris le fait que tous les travailleurs du sexe ne sont pas misérables.
S’ils représentaient la vieille garde du cinéma japonais, quelques films sortis la même année annonçaient de nouvelles tendances tant dans le cinéma que dans la société japonaise. La Saison du soleil (Taiyô no Kisetsu) de Furukawa Takumi et Passions juvéniles (Kurutta Kajitsu) de Nakahira Kô, tous deux basés sur des romans d’Ishihara Shintarô, ont créé la sensation, montrant (enfin, métaphoriquement) beaucoup de sexe occasionnel et inaugurant la brève mais frénétique mode de la “tribu du Soleil” (Taiyôzoku), un groupe de jeunes privilégiés passant son temps à boire, à naviguer et à courir après les filles. Apparemment inconscients des efforts du pays pour reconstruire l’économie après la guerre et des sacrifices qu’elle a exigés de la plupart des gens, ces individus ont été à la fois critiqués et enviés pour leur vie insouciante et téméraire.
Les romans et les films liés à la “tribu du Soleil” n’étaient peut-être que l’expression créative d’une petite élite, mais la colère et la violence présentées dans ces histoires pouvaient également être observées dans les rues de Tôkyô et d’autres villes japonaises où les gens manifestaient contre le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain. Ces manifestations de rue sont présentées dans Contes cruels de la jeunesse (Seishun Zankoku Monogatari, 1960), le film d’Ôshima Nagisa annonçant l’arrivée de la nouvelle vague japonaise.
Contrairement aux privilégiés de la “tribu du Soleil”, les jeunes qui apparaissent dans ce film sont des petites frappes et des étrangers, mais ils sont mus par le même instinct animal. Il y a bien sûr beaucoup de sexe (assez maîtrisé par rapport aux normes actuelles, mais pas pour les spectateurs de l’époque), y compris une scène où un garçon emmène une fille qu’il vient de rencontrer sur un bateau sur une rivière et la viole… après quoi le couple tombe amoureux.
L’utilisation de scènes de viol est sans doute l’une des caractéristiques les plus troublantes non seulement dans le cinéma japonais, mais aussi dans la littérature et les mangas, y compris les œuvres grand public. Non seulement cet acte est utilisé avec nonchalance dans de nombreux titres, mais la victime finit souvent par l’apprécier et même par tomber amoureuse du violeur. L’exemple le plus célèbre de cette tendance controversée est The Reipuman (The Rapeman), un manga conçu, de façon surprenante, par une femme, Aisaki Keiko. Publiée de 1985 à 1992, la série a été adaptée en neuf films en prises de vues réelles entre 1993 et 1996. Le violeur est un gentil et beau professeur de lycée qui dirige également Rapeman Services, une entreprise dont le but, comme le dit sa devise élégante, est de “redresser les torts par la pénétration”. Parmi ses clients, on compte des gars qui ont été largués par leur petite amie ou des salariés qui veulent donner une leçon à un “collègue perturbateur”.
La popularité de ces films est plus facile à comprendre lorsqu’on les juge dans le contexte de la société misogyne du Japon, où même les politiciens et les membres du Cabinet sont pris à blâmer les victimes de viol. Mais même en Occident, il y a des gens qui ne semblent pas avoir de problèmes avec ces œuvres. Par exemple, Thomas et Yuko Weisser, dans leur Japanese Cinema Encyclopedia : The Sex Films, ont écrit que Nagaishi Takao, qui a réalisé sept des neuf films, a pris “une prémisse manifestement offensante pour en faire une comédie noire pour adultes terriblement drôle … Et, surtout, il a pris le temps de développer un groupe de personnages qui sont en fait très sympathiques.” Allez comprendre.
L’une des choses qui distinguent le cinéma japonais des autres pays est que plusieurs réalisateurs se sont fait les dents dans le genre soft porno (voir pp. 19-21) avant de tourner des films grand public. L’un de ces réalisateurs est Hiroki Ryûichi, qui a continué à explorer les thèmes sexuels tout au long de sa carrière. Kabukicho Love Hotel (Sayonara Kabukichô, 2014), par exemple, est un drame qui se déroule dans un love hotel (voir pp. 24-29) à Kabukichô, sans doute le quartier chaud le plus sordide de Tôkyô. L’un des personnages est un type qui, après avoir perdu son emploi dans un hôtel de luxe, se retrouve à gérer un love hotel et à être témoin des événements et des histoires en tout genre qui s’y déroulent sur une période de 24 heures.
Nous ne pouvions pas terminer notre brève exploration sans inclure le titre le plus célèbre du genre : L’Empire des sens (Ai no Korîda) d’Ôshima Nagisa. Basé sur des faits réels, l’histoire d’amour dévorante entre Abe Sada, une ancienne prostituée, et un propriétaire de restaurant, qui a abouti au meurtre de son amant par asphyxie érotique et son émasculation, le film est sans doute l’un des seuls chefs-d’œuvre érotiques du cinéma ; la rare œuvre grand public (grand public signifiant qu’elle a circulé dans le réseau des salles commerciales, et non sur le marché du porno) qui montre graphiquement de longues scènes d’activité sexuelle non simulées. Sorti en 1976, il a d’abord été fortement coupé par la censure avant d’être saisi par les autorités et de faire l’objet d’un long procès pour obscénité qui a duré jusqu’en 1978. Grâce à une argumentation éloquente et à un large soutien du public, Ôshima a réussi à forcer le tribunal à donner une définition de l’obscénité, et a finalement gagné le procès.
En définitive, L’Empire des sens est une extraordinaire méditation sur la dimension physique et la puissance émotionnelle du sexe. Le réalisateur a déclaré un jour : “Je crois que par l’union avec un autre individu, on tente de s’unir avec le reste de l’humanité et toute la nature”. Son film en constitue la meilleure expression.
Gianni Simone