Profitant des failles de la loi, on ne compte plus les établissements spécialisés qui génèrent un incroyable chiffre d’affaires.
Si le Japon possède la plus grande industrie du sexe d’Asie et l’une des plus importantes au monde, trouver des données fiables sur son fonctionnement et l’argent qu’elle génère relève de la gageure. Les statistiques officielles ne sont pas fiables. En effet, il suffit de comparer les données de la police avec le nombre de publicités dans les magazines de sexe pour constater que le nombre réel de boutiques et de pratiques liées au sexe est bien plus important, ce qui signifie que beaucoup d’entre elles ne sont pas enregistrées auprès des autorités. Cela est particulièrement vrai pour les salons de massage “fashion health” et les “image clubs”, tandis que dans le cas des soaplands, seuls quelques établissements sont clandestins (moguri). Pour les non-initiés, un “fashion health” est un endroit relativement bon marché où il n’y a pas de rapports sexuels et où les clients peuvent être masturbés ou bénéficier d’une fellation. Les “image clubs” (imekura), en revanche, proposent à peu près les mêmes services, mais sont axés sur certains fantasmes sexuels (bureau, cabinet médical, salle de classe, wagon de train) et les filles sont déguisées.
Heureusement pour nous, l’économiste Kadokura Takashi a fait tout le travail nécessaire sur ce qu’il appelle “l’industrie du bas du corps”, notamment dans son titre le plus populaire Sekai no “Kahanshin” Keizai ga Môkaru Riyû [Pourquoi l’économie mondiale du “bas du corps” est rentable, éd. Hôjôsha, inédit en français]. Dans cet ouvrage, il a analysé et élucidé les mécanismes des profits incroyables générés par l’industrie du sexe au Japon, le nombre réel de travailleurs du sexe dans les entreprises légales et illégales, etc. Selon lui, la seule façon d’estimer la taille du marché du sexe est d’aborder le sujet de bas en haut, en commençant par un seul endroit et en multipliant ensuite les informations recueillies par le nombre approximatif d’entreprises similaires dans le pays.
Prenons, par exemple, le cas des “soaplands”. Après avoir effectué un travail de terrain minutieux, il indique que chaque établissement dispose en moyenne de huit pièces. Le temps moyen d’une opération est de 90 minutes, tandis que le temps d’attente est d’environ six minutes. Sur la base de ces données, nous pouvons estimer qu’un établissement reçoit en moyenne 40 clients par jour pour un grand total de 15 000 visites annuelles. En supposant que le client moyen dépense 50 000 yens (400 euros), on peut imaginer que son revenu annuel est d’environ 750 millions de yens (6 millions d’euros). Il ne reste plus qu’à multiplier ce chiffre par le nombre d’entreprises à l’échelle nationale. En 2005, par exemple, la taille du marché des “soaplands” était estimée à 981,9 milliards de yens (7,8 milliards d’euros). Toutefois, seul un quart environ de ces sommes est déclaré au bureau des impôts. En effet, les frais de “services spéciaux” sont rarement déclarés et finissent dans la poche des femmes qui travaillent dans ces établissements. Quant aux salons “fashion health”, ils rapportent 678 milliards de yens (5,4 milliards d’euros) par an. Selon les recherches de M. Kadokura, une échoppe est ouverte 12 heures par jour, elle est fréquentée par 32 500 clients par an (le temps d’une opération est plus courte que dans les “soaplands”) et le temps d’attente moyen est de 20 minutes.
Il a également étudié le problème de la prostitution des adolescents au Japon. Dans ce cas, il n’a pas fait de travail de terrain, mais s’est appuyé sur une enquête du gouvernement. En la combinant à ses propres recherches, il est parvenu au résultat suivant : on estime à 170 000 le nombre de lycéennes qui se prostituent chaque année au Japon, et le marché est estimé à 54,7 milliards de yens (440 millions d’euros). Quant à savoir qui sont les clients de ces filles, il note qu’un Japonais sur dix a un “complexe de Lolita” (c’est-à-dire qu’il aime les adolescentes) et que 15 % de la population masculine a regardé de la pornographie enfantine, tandis que plus de 10 % en possèdent.
Les ouvrages de Kadokura Takashi regorgent d’informations qui donnent une véritable idée de l’industrie du sexe au Japon. Par exemple, la taille de ce marché (7 663 milliards de yens) est comparable aux coûts des fonctionnaires du gouvernement (7 880 milliards selon le budget initial pour l’année fiscale 2017). Le marché de “delivery health” représente 1 848 milliards de yens, dépassant le PIB de la préfecture de Shimane (1 767 milliards). Bien conscient qu’une série de chiffres et de données froides ne constitue pas le matériel de lecture le plus divertissant, le chercheur pimente ses recherches avec une bonne dose de futilités statistiques inutiles, mais très amusantes. Par exemple, saviez-vous que le chiffre d’affaires d’un sex-shop spécialisé dans les transsexuels (15,65 milliards de yens) est comparable au montant du contrat de 7 ans (16 milliards) de Tanaka Masahiro de l’équipe de baseball des Yankees de New York ? Ou que le nombre d’actrices de porno au Japon (environ 7 500) est supérieur au nombre estimé d’orangs-outans de Sumatra (environ 7 300) qui sont désignés comme des espèces menacées ? Loin de se limiter à la collecte d’un flux infini de données statistiques, il consacre le dernier chapitre de son livre à une réflexion sur ce que le Japon peut et doit faire de son impressionnante industrie du sexe. Il présente un bon argument pour que le pays renonce à ses lois inutiles (la prostitution est théoriquement illégale au Japon, mais il y a tellement de failles que des milliers d’entreprises sont autorisées à se développer et à prospérer) afin de légaliser et réglementer l’industrie. Il est bien conscient qu’il s’agit d’une position moralement controversée, mais, comme il l’explique, clarifier son statut permettrait de mieux protéger les droits des travailleurs du sexe, d’accroître les recettes fiscales, et aussi d’empêcher la propagation des maladies sexuelles à la fois dans la population en général et parmi ceux qui sont directement impliqués dans le commerce du sexe : les travailleurs et leurs clients.
Jean Derome