Au cours des trois dernières décennies, les Japonais ont changé leurs habitudes sexuelles. Un état des lieux.
Le sexe est à la fois une nécessité et un plaisir, et les attitudes populaires à son égard ont historiquement oscillé entre ces deux pôles. Le Japon ne fait pas exception, car les éducateurs, le gouvernement et les médias tentent de façonner les valeurs des gens et de leur attribuer des rôles spécifiques.
Pendant de nombreuses années après la guerre, par exemple, la figure masculine idéale était le salarié qui incarnait à la fois la volonté nationale de production économique et de reproduction sexuelle. Les femmes, quant à elles, ont longtemps été considérées comme des “machines à faire des enfants” comme l’avait déclaré en 2007 le ministre de la Santé Yanagisawa Hakuo, laissant peu de place au jeu et au plaisir sexuel.
Cependant, dans les années qui ont suivi l’éclatement de la bulle financière au tournant des années 1990, de nouveaux types d’hommes sont apparus, tels que les “hommes herbivores” et les otaku, qui semblent plutôt passifs et peu intéressés par le sexe et l’interaction avec les femmes (du moins les femmes en chair et en os). Les femmes, en revanche, sont devenues plus actives dans l’accomplissement de leurs désirs sexuels.
Selon Alexandra Hambleton, maître de conférence à l’université Tsuda, à Tôkyô, dont les travaux portent sur les médias, le genre et la sexualité au Japon, il convient dans un premier temps d’aborder la différence entre la réalité sociale et le discours sur les hommes et les femmes. “Ce n’est pas parce que l’homme idéal a longtemps été décrit comme le salarié que la plupart des hommes sont ou ont été des salariés”, explique-t-elle. “De même, le fait que nous parlions davantage des hommes herbivores et des otaku ne signifie pas nécessairement qu’il y a eu une forte augmentation du nombre d’hommes qui s’identifient comme tels. Les choses qui captent l’intérêt des médias servent justement à titiller l’imagination plutôt qu’à refléter au fond la réalité sociale. En gardant cela à l’esprit, pour ce qui est de l’évolution de l’attitude des femmes, je pense qu’il y a eu un changement dans la façon dont les femmes pensent au sexe. Bien que cela reste difficile à bien des égards, il est plus acceptable pour les femmes de parler de sexe et de jouir du plaisir sexuel qu’il y a peut-être quelques décennies. Il existe également davantage d’espaces pour trouver des femmes partageant les mêmes idées et pour apprendre ensemble. La pornographie adaptée aux femmes a connu un grand succès, avec des stars individuelles rassemblant de très nombreuses fans, et il existe un nombre croissant de sex-shops s’adressant spécifiquement aux femmes. Si la société japonaise actuelle n’accepte pas pleinement cette transformation, les femmes peuvent trouver des lieux où elles peuvent s’informer sur le plaisir et exprimer leurs désirs sexuels.”
L’approche plus active des Japonaises en matière de sexualité est confirmée par Kim Ikkyon, professeur à l’université de Kôbe Gakuin et auteur de deux livres sur les love hotels (voir pp. 24-29) Rabu Hoteru Shinka Ron [L’Evolution des love hotels, éd. Bungei Shunjû, inédit en français] et Seiai Kûkan no Bunka Shi [Une histoire culturelle des espaces érotiques, éd. Minerva Shobô, inédit en français]. En discutant de la façon dont les love hotels ont changé leur physionomie et les services qu’ils offrent à leur clientèle, elle observe qu’ils ont dû répondre aux exigences d’une nouvelle ère, et que l’une des tendances actuelles est que ce sont de plus en plus les femmes qui choisissent ce lieu.
“Nous sommes passés de l’époque où les hôtels étaient des endroits où un homme emmenait sa compagne à celle où les couples prennent la décision, ensemble, d’y aller”, note-t-elle. L’attention portée aux femmes est devenue particulièrement importante compte tenu du fait que, comme le confirment les observations de l’enseignante, dans environ 90 % des cas, ce sont les femmes qui choisissent la chambre du love hotel où le couple s’arrêtera.
En ce qui concerne l’éducation sexuelle, les autorités semblent uniquement préoccupées par les rapports sexuels reproductifs, surtout maintenant que le gouvernement attribue la faiblesse du taux de natalité japonais à une prétendue diminution du désir sexuel au sein de la population. D’après Alexandra Hambleton, bien que cet enseignement soit techniquement laissé à la discrétion des professeurs, des écoles et des conseils scolaires, il existe des risques de sanctions s’ils abordent ce que les politiciens conservateurs ont considéré dans le passé comme une “éducation sexuelle extrême”. “Par exemple, en 2003, des enseignants de la Nanao Yôgo Gakkô ont été punis et rétrogradés après avoir créé un programme d’éducation sexuelle destiné à leurs élèves déficients mentaux qui a été jugé “extrême” par les membres du gouvernement métropolitain de Tôkyô. Il avait d’abord été salué comme un grand succès, jusqu’à ce que des responsables politiques conservateurs commencent à mener une campagne contre lui. Bien que les tribunaux se soient finalement rangés du côté des enseignants (après près d’une décennie de lutte devant les tribunaux), l’affaire a servi d’avertissement aux éducateurs, les mettant en garde contre le risque encouru s’ils proposent autre chose que les leçons de biologie très élémentaires proposées dans les manuels d’éducation sexuelle”, raconte-t-elle. Dans un article récent publié dans la revue Porn Studies, elle soutient que les livres et les vidéos écrits par des acteurs du porno sont populaires parmi les jeunes comme source d’éducation sexuelle. “Le porno apporte quelque chose que les écoles ne peuvent pas fournir – des détails. L’éducation sexuelle ne parle pas du plaisir, des spécificités du sexe, et est souvent très axée sur la biologie de la reproduction sans expliquer comment l’ovule et le sperme se rencontrent réellement”, ajoute-t-elle.
Si certaines personnes peuvent rechigner à l’idée qu’une vedette du porno puisse jouer le rôle d’éducateur sexuel, il n’en reste pas moins que c’est un phénomène nouveau et qu’il semble s’enraciner. “Il est important de créer un programme d’éducation sexuelle qui aborde la pornographie, explique en quoi elle n’est pas une représentation réaliste du sexe et enseigne aux élèves l’importance de l’éducation aux médias”, estime Alexandra Hambleton. “Ce n’est cependant pas quelque chose vers lequel le gouvernement ou les conseils d’éducation du pays s’orientent. Les jeunes trouveront toujours des moyens d’accéder à la pornographie – que ce soit sous la forme de magazines pour adultes trouvés sous le lit du père d’un ami, ou sur Internet. Il est donc essentiel de s’assurer qu’ils possèdent la capacité d’aborder de manière critique ce qu’ils voient. Pour leur part, certaines vedettes du porno sont très franches sur le rôle que leur travail joue dans l’éducation sexuelle et le prennent au sérieux. Cependant, il faut avoir en tête que la plupart des élèves ne recherchent probablement pas du porno éducatif et finissent plutôt par regarder une grande variété de matériel contenant très probablement des scènes de sexe susceptibles d’être problématiques pour des jeunes sans autres sources d’information sur les spécificités du sexe et des relations sexuelles.”
Une chose qui ne cesse d’intriguer les observateurs (les médias japonais et étrangers regorgent de telles histoires) est l’augmentation récente du nombre de couples japonais n’ayant plus de rapports sexuels et de personnes qui déclarent ne pas s’intéresser au sexe, alors que dans le même temps le Japon possède une industrie du sexe importante et diversifiée. Bien que ces faits soient avérés, la maître de conférence à l’université Tsuda rappelle qu’il convient de les mettre en perspective. “Les médias semblent fascinés par l’idée d’un Japon sans sexe, mais il existe des données qui montrent que les adolescents et les jeunes de nombreuses économies développées ont moins de relations sexuelles aujourd’hui que par le passé. Ce n’est pas un phénomène proprement japonais, et cela n’a absolument rien à voir avec le faible taux de natalité. Le sexe pour la reproduction et le sexe pour le plaisir sont deux choses totalement différentes. Dans cette optique, l’industrie du sexe au Japon a une longue histoire et est un élément très bien établi de la société. Elle est également très diversifiée, englobant tout, des clubs d’hôtes/hôtesses aux clubs et bars échangistes, en passant par les clubs BDSM, les massages sexuels, les “salons roses” (où le service principal est la fellation), le “delivery health” (deriheru, service d’escort girl “livrée” à domicile ou dans un love hotel), et tout le reste. Cela montre qu’il existe un marché du plaisir au Japon, mais pas nécessairement dans le cadre d’une relation suivie. L’industrie du sexe est souvent considérée comme un lieu où les gens recherchent une connexion dont il manque dans leur quotidien, ou un lieu pour soulager le stress du travail, du mariage, etc.”, conclut-elle.
Gianni Simone