Eléments incontournables de la culture pop japonaise, les œuvres d’animation ont une longue histoire.
Pour de nombreux étrangers, regarder une œuvre d’animation a constitué leur premier contact avec la culture pop japonaise et demeure leur principal centre d’intérêt. L’animation telle que nous la connaissons aujourd’hui est un phénomène de l’après-guerre, mais les premières tentatives de production de dessins animés dans l’Archipel remontent au début du XXe siècle, lorsque des individus ont essayé de faire comme Disney. La première grande œuvre à avoir reçu des éloges internationaux fut Baguda-jô no tôzoku [Le voleur du château de Bagdad) d’Ôfuji Noburô (voir Zoom Japon n°82, juillet 2018), réalisée en utilisant du papier coloré japonais selon la technique du copier-coller.
Une caractéristique intéressante de l’animation japonaise aujourd’hui est le sentiment de liberté intellectuelle et d’indépendance idéologique partagé par de nombreux artistes et qui est le mieux illustré par l’attitude pacifiste et anti-gouvernementale de Miyazaki Hayao du Studio Ghibli. Pourtant, parmi les premiers partisans de l’industrie de l’anime figuraient des institutions publiques qui commandaient des œuvres pour des campagnes de relations publiques. Ensuite, c’est le gouvernement de plus en plus autoritaire qui a recruté des animateurs pour soutenir ses politiques nationalistes. Le premier long-métrage japonais, Momotarô umi no shinpei [Momotarô, le marin divin, 1945] de Seo Mitsuyo, était en fait un film de propagande du ministère de la Marine qui mettait en scène un chiot, un singe et d’autres animaux dans le style typique de Disney.
La société américaine a joué un autre rôle important, bien qu’indirect, dans la naissance de l’animation d’après-guerre lorsque le président de la Tôei, l’un des principaux studios japonais, ayant vu Blanche-Neige et, en 1956, a été inspiré de créer Tôei Dôga (actuel Toei Animation) où les deux géants de l’anime Miyazaki et Takahata Isao ont commencé leur carrière. A cette fin, il a envoyé une équipe de recherche aux Etats-Unis et a invité plusieurs experts étrangers pour en faire un studio d’animation moderne.
La première décennie de l’ère moderne a été marquée par de nombreux problèmes, notamment des luttes financières et syndicales, mais les choses se sont finalement accélérées à partir de 1963 lorsque Astro le petit robot (Tetsuwan Atomu) de Tezuka Osamu a fait son apparition à la télévision, engendrant un énorme engouement. Cette création a également servi de plan directeur pour les studios afin de produire rapidement et à moindre coût (en respectant les délais) des dessins animés à destination du petit écran. Ils ont aussi commencé à réduire le nombre de dessins et à alterner les scènes animées avec des images fixes tout en utilisant intelligemment des effets sonores, des dialogues et d’autres moyens pour simuler le mouvement.
La décennie 1963-1973 est généralement considérée comme l’âge d’or de l’anime classique, lorsque les émissions de télévision faisaient partie intégrante des programmes de prime time et que le visionnement de dessins animés était une activité courante pour de nombreuses familles japonaises. Astro le petit robot était diffusé le soir en semaine, et en 1979, on ne comptait pas moins de 18 séries d’animation aux heures de grande écoute, avec plusieurs émissions en concurrence les unes avec les autres dans les mêmes créneaux horaires sur différentes chaînes. Tout au long de cette décennie, ces séries sont restées une forme de divertissement pour les enfants, principalement axées sur l’humour, les drames familiaux, le sport, la science-fiction et les filles aux pouvoirs magiques. En 1969, par exemple, le manga populaire Sazae-san est devenu une série télévisée et c’est aujourd’hui le plus ancien dessin animé de l’histoire des séries télévisées encore diffusé. Mais en 1974, Yamato (Uchû Senkan Yamato) a changé la donne en introduisant des thèmes et des idées complexes destinés aux adultes, devenant ainsi un phénomène social qui a ensuite influencé des séries cultes telles que Mobile Suit Gundam (Kidô Senshi Gundamu) et Neon Genesis Evangelion (Shin Seiki Evangerion). Cette dernière série, en particulier, a enregistré de bonnes audiences dans les rediffusions de fin de soirée, ce qui a conduit à la création d’un plus grand nombre d’émissions spécifiquement destinées à être diffusées après minuit, où elles pouvaient présenter un contenu plus mature.
Alors qu’au Japon, le terme “anime” couvre l’animation dans son sens large, à l’étranger, il est devenu exclusivement synonyme d’œuvres japonaises en reconnaissance de l’unicité et de l’originalité des œuvres produites au Japon. Tout comme les mangas, les anime japonais ont des scénarios complexes qui explorent un éventail extrêmement large de sujets, du familier à l’excentrique, comme, par exemple, la combinaison surréaliste de jolies filles, d’armes et de guerre dans Kantai Collection (Kantai Korekushon) et Girls und Panzer (Gâruzu ando Pantsuâ). Certains thèmes comme la pornographie et la violence sont aussi abordés alors que très peu de studios occidentaux oseraient le faire. De même, les personnages d’anime ont souvent une personnalité pleinement développée et expriment ouvertement leurs sentiments par un langage corporel subtil, des effets visuels exagérés et un regard très expressif, d’une manière qui va bien au-delà de l’arsenal limité d’expressions faciales et de l’usage intensif de dialogues de l’animation occidentale.
Depuis le début des années 1990, bien que les studios japonais aient continué à produire de nouvelles séries et de nouveaux longs métrages, l’industrie dans son ensemble a subi un effondrement en partie dû à la diminution du nombre d’amateurs dans les foyers et à la concurrence de nouvelles formes de divertissement comme les téléphones portables. Avec la baisse de la natalité, les séries destinées aux familles comptant de jeunes membres ont inévitablement attiré moins de spectateurs. De plus, les développements technologiques de ces dernières années font qu’un nombre croissant de personnes consomment désormais les anime sans avoir recours à la télévision. En conséquence, les dessins animés télévisés tels que Doraemon (voir Zoom Japon n°15, novembre 2011) et Crayon Shin-chan, qui obtenaient autrefois des taux d’audience à deux chiffres, ont disparu des écrans de télévision aux heures de grande écoute.
Pour la plupart des personnes concernées, le travail dans la production d’anime reste un emploi à forte intensité de main-d’œuvre et mal payé. Selon l’animatrice chevronnée Kamimura Sachiko, les débutants gagnent en moyenne l’équivalent d’un dollar de l’heure. Même le créateur de Neon Genesis Evangelion, Anno Hideaki, a déclaré que dans un avenir pas si lointain, le manque d’argent et d’animateurs au Japon pourrait faire en sorte que l’industrie locale soit dépassée par des pays asiatiques en plein essor comme la Corée du Sud et Taïwan. Cependant, à en juger par le flux constant de nouveaux titres qui sortent des studios japonais, le tableau général ne semble pas si sombre. Après tout, il existe encore au Japon un nombre remarquable de 622 entreprises d’animation (542 sont implantées à Tôkyô), dont le travail concerne la planification, la production et l’écriture de scénarios au dessin, sans oublier les effets spéciaux, le tournage et le montage.
Même sans tenir compte des récents grands succès internationaux tels que Your Name (Kimi no na wa, 2016) (voir Zoom Japon n°66, décembre 2016) et Demon Slayer (Kimetsu no yaiba, 2020) (voir pp. 12-13), chaque année, les longs métrages d’animation dominent le box-office local, surtout pendant les vacances scolaires de printemps et d’été lorsque les succès habituels (Detective Conan, One Piece, Doraemon, Pokemon) sortent. En 2019, par exemple, cinq des onze meilleures recettes étaient soit des longs métrages d’animation, soit des adaptations en prises de vue réelles de mangas et d’anime populaires, un exploit qu’aucun autre pays ne peut espérer imiter.
Le petit écran n’est pas en reste, car les chaînes présentent encore de nombreuses séries d’animation, des séries à épisodes pour la famille (Anpanman, Crayon Shin-chan, Chibi Maruko-chan, Sazae-san) aux œuvres plus complexes et destinées aux adultes qui sont diffusées après minuit comme Demon Slayer (voir pp. 12-13). En 2018, le marché japonais de l’animation a enregistré sa neuvième année consécutive de croissance, malgré un ralentissement des ventes à l’étranger (101,4 % contre 178,7 % en 2015, 131,6 % en 2016 et 129,6 % en 2017). A l’avenir, nous pouvons nous attendre à voir davantage de séries d’animation destinées à un public plus âgé (en raison du manque de jeunes spectateurs au Japon) et encore plus de séries réalisées pour le marché international.
Jean Derome