Dans les prochaines années, le secteur de l’animation japonais pourrait connaître une certaine contraction.
Quel est l’état actuel de l’animation au Japon, et dans quelle direction va-t-elle ? Zoom Japon a discuté du passé, du présent et du futur de l’anime avec Takeuchi Yukari, PDG de Seven Seas, LLC. Vétéran de l’industrie du divertissement depuis plus de 30 ans, elle est impliquée à de nombreux niveaux de l’animation, de la production à la distribution en passant par les licences et le merchandising.
Elle a participé au fameux Comiket, le plus grand rassemblement de la culture pop japonaise, pendant ses études universitaires et a rejoint TMS Entertainment après avoir obtenu son diplôme. TMS est l’un des plus anciens et des plus célèbres studios d’animation japonais, surtout connu pour les séries Lupin III et Anpanman et des films cultes comme Akira. Elle a d’abord travaillé dans le département de production avant de passer au côté commercial des opérations. “J’ai commencé comme assistante de production. A cette époque, TMS, comme Tôei et Tezuka Productions, travaillait beaucoup sur des projets américains, et ils avaient besoin de quelqu’un qui parle anglais. Des sociétés telles que Disney, Warner Bros. et Fox faisaient la pré-production en interne avant de sous-traiter le travail de production proprement dit à des studios japonais, car ils étaient beaucoup moins chers. Quelques superviseurs étaient envoyés au Japon, et une partie de mon travail consistait à les assister en tant que traducteur et interprète”, explique-t-elle. Selon elle, ce fut une expérience bien payée, mais plutôt frustrante pour les animateurs qui ont travaillé sur ces projets, car leurs noms n’apparaissaient jamais au générique.
Finalement, lorsque le yen s’est apprécié par rapport au dollar, les sociétés américaines ont commencé à chercher des animateurs encore moins chers à Taïwan, en Corée et même en Chine. Alors que les activités de TMS se développaient, elle a été chargée de gérer tous les contrats de distribution, tant sur le marché intérieur qu’à l’étranger. “Un changement important s’est produit avec l’essor du divertissement vidéo à domicile dans les années 1990. Beaucoup de fans de culture pop ont commencé à acheter des éditions spéciales de vidéos et de DVD comportant des commentaires du réalisateur et des animateurs, des remasters numériques, etc. Cela a rapporté beaucoup d’argent aux studios. Cela a attiré l’attention de nombreux labels de disques comme Avex et King Records. Ces derniers ont alors commencé à sponsoriser et à soutenir les émissions car ils voyaient dans l’animation un moyen idéal pour toucher davantage d’amateurs de musique”, ajoute-t-elle.
La nouvelle attention générée par le succès croissant des dessins animés, tant au niveau national qu’international, a attiré des partenaires de toute part, ce qui a finalement conduit à la consolidation du modèle commercial dit de “mix média”, une stratégie dans laquelle de multiples plateformes (télévision, cinéma, jeux vidéo, jouets et produits dérivés, téléphones portables, etc.) travaillent ensemble pour maximiser la pénétration du marché et générer plus de profits. “Ce modèle présente l’avantage de répartir les risques d’investissement entre plusieurs entreprises. Même aujourd’hui, les seules entreprises qui ont suffisamment de puissance financière pour financer un projet à elles seules sont NHK, la chaîne publique, et Netflix”, note Takeuchi Yukari. Cependant, le “mix média” a aussi ses inconvénients, et déjà au début de ce siècle, beaucoup de gens disaient qu’il ne fonctionnait pas bien. “Par exemple, certains consortiums sont composés de dix ou douze sociétés, et il faut toujours valider auprès de chacune d’entre elles avant de prendre une décision. Cela rend les choses assez compliquées. Malheureusement, pour l’instant, c’est la seule façon de produire de nouvelles œuvres” assure-t-elle.
Après avoir travaillé pendant 20 ans chez TMS, elle a ensuite rejoint la société de jeux vidéo Sega, où elle a travaillé sur les licences de produits de consommation (peluches, figurines, papeterie), avant d’ouvrir sa propre agence. “Seven Seas est en fait une société personnelle, donc en gros je suis devenue indépendante. Cela me donne plus d’indépendance et la possibilité de travailler pour différents studios et projets en même temps. Par exemple, je m’occupe actuellement des licences de personnages et de marques, et je suis responsable de la gestion des contrats à l’étranger pour Netflix et la Tôhô, le grand studio cinématographique célèbre pour avoir produit Godzilla ou encore Your Name”.
En ce qui concerne le marché étranger de l’animation japonaise, elle affirme que les dessins animés pour enfants sont parfois difficiles à vendre en raison de problèmes de contenu. “Crayon Shin-chan est un titre typique qui, bien qu’extrêmement populaire au Japon, a eu du mal à percer le marché asiatique”, reconnaît-elle. Le principal problème est que le comportement de Shinchan, son attitude irrespectueuse envers les aînés et certaines de ses pitreries, comme la danse du “cul secoué”, sont considérés – même au Japon – comme pouvant avoir une influence négative sur les enfants. En conséquence, lorsqu’il est diffusé à l’étranger, cet anime ne peut être diffusé qu’après avoir été fortement censuré.
D’après elle, l’industrie des dessins animés a connu de nombreux changements au cours des 30 dernières années. “Les studios sont devenus plus prudents lorsqu’ils lancent un nouveau titre. Dans les années 1970 et 1980, ils produisaient des histoires pour une durée d’un an (52 épisodes) pour des anime tels que Heidi et Mazinger Z. Même Gundam, dont la première diffusion en 1979 n’a pas mobilisé les foules, a été diffusé pendant 43 épisodes. Aujourd’hui, au contraire, ils ne produisent plus que 12 ou 13 épisodes, et on verra bien ce qui se passera ensuite”. Cette prudence accrue signifie également que les histoires originales sont désormais considérées comme trop risquées, car on ne peut pas prédire si le public accrochera. “Il est beaucoup plus facile de créer les nouvelles séries d’anime à partir de mangas ou de jeux vidéo à succès, car ils possèdent déjà une base de fans. Environ 80 % des nouvelles productions entrent dans cette catégorie”, explique-t-elle.
Une autre tendance récente est l’augmentation des productions s’adressant à un public adulte au détriment des titres destinés à la famille. Ils sont généralement diffusés après minuit et présentent des scènes relativement plus érotiques, de la violence et des jeux d’argent. “D’un autre côté, le marché international a tellement pris d’importance que les studios créent maintenant de nouveaux titres destinés aux fans étrangers.”. Enfin, les liens avec les musiciens et l’industrie du disque sont désormais plus étroits. “Par exemple, Sony Music Entertainment fait partie du consortium derrière Demon Slayer (voir pp. 12-13). Il est donc logique que la chanson du générique soit interprétée par LiSA qui appartient à Aniplex, un sous-label de Sony”, note-t-elle.
2020 a évidemment été une année difficile pour l’animation. A cause de la Covid-19, de nombreuses productions ont pris du retard, tandis que dans d’autres cas, des œuvres achevées n’ont pas pu être diffusées en raison de problèmes de réservations de salles. C’est le cas du 31e film d’Anpanman dont la sortie a été reportée à 2021. “Le problème avec Anpanman est que son public cible est constitué de jeunes enfants”, rappelle Takeuchi Yukari. Mis à part les problèmes liés au coronavirus, l’animation japonaise semble très bien se porter, surtout à l’étranger. Selon le rapport de 2019 consacré au secteur, l’Amérique du Nord représente près de la moitié du marché international, suivie par l’Asie (31,5 %) et l’Europe (11,4 %). Les États-Unis sont bien sûr le plus gros client, avec 467 contrats, suivis par le Canada (417) et la Chine (281). Toutefois, le même rapport montre que le marché étranger ralentit. “Cela est principalement dû à des problèmes avec le marché chinois. La Chine est actuellement l’un des plus grands marchés pour l’animation japonaise (30 à 40 %, voire plus, des bénéfices liés à la diffusion en continu proviennent de ce pays), mais le gouvernement chinois a décidé d’imposer une réglementation plus stricte sur Internet en raison de son impact croissant. En outre, il a décidé d’appliquer au contenu d’Internet le même type de censure utilisé auparavant pour réglementer le contenu des médias traditionnels. En conséquence, les acheteurs chinois sont devenus réticents à importer des titres japonais”, confirme-t-elle.
Si l’industrie des animés dans son ensemble ne se porte pas si mal, les médias regorgent d’histoires sur les animateurs mal payés. Selon elle, c’est une conséquence de la façon dont l’industrie fonctionne. “Supposons que la Tôei réalise un nouveau dessin animé pour la télévision. Actuellement, une série typique se compose de 12 épisodes, et la Tôei doit livrer un nouvel épisode chaque semaine. Mais elle ne peut probablement pas tout faire elle-même. Bien que l’animation numérique devienne de plus en plus courante, de nombreux éléments sont encore dessinés à la main. C’est un processus qui prend beaucoup de temps, c’est pourquoi ils sous-traitent une partie du projet à quelques studios plus petits. Aujourd’hui, le budget de production original est peut-être assez important, mais chaque partenaire prend une part du gâteau, y compris la Tôei qui, à son tour, utilise une partie de cet argent pour payer les petits studios. Mais ce n’est pas tout. Même les sous-traitants peuvent ne pas être assez grands pour faire le travail qui leur a été confié, alors ils demandent l’aide de studios encore plus petits. Ces studios sont constamment en danger de faillite et sont ceux qui souffrent le plus parce que l’argent qui leur parvient ne représente qu’une infime partie du budget initial”, détaille-t-elle.
Lorsqu’on lui demande si la réalisation d’un anime est devenue plus facile, Takeuchi Yukari répond qu’elle n’en est pas si sûre. Par exemple, Crunchyroll et Netflix ont énormément changé la façon dont les anime sont maintenant consommés, et le streaming a rapporté beaucoup d’argent au secteur. Cependant, ce nouveau modèle de distribution pose des problèmes imprévus aux producteurs. “Auparavant, les gens regardaient les anime à la télévision – sur des chaînes commerciales ou à péage – à une heure fixe. Cela donnait aux entreprises concernées la possibilité de vérifier les audiences et de voir la popularité d’un titre. Elles pouvaient ainsi obtenir une bonne estimation du nombre de personnes qui achèteraient des produits dérivés, un manga ou un jeu basé sur cette œuvre. Mais maintenant que Crunchyroll ou Amazon Prime sont devenus les principaux distributeurs, les gens peuvent regarder une certaine émission quand ils le souhaitent. Cela ne pose pas de problème particulier aux sociétés de musique ou de jeux, car même leurs produits sont souvent vendus en ligne. Cependant, si vous vendez des produits physiques comme des figurines ou des articles de papeterie, vous devez faire un gros investissement au départ sans avoir la garantie d’un retour sur investissement”, explique-t-elle. “Un autre problème lié au nouveau modèle de distribution est que, dans le passé, les studios pouvaient gagner de l’argent de deux manières : par le biais des supports physiques (vidéos, DVD, etc.) et celui de la vente des droits aux chaînes de télévision. Mais aujourd’hui, la plupart des gens regardent des anime en streaming et en vidéo à la demande, donc l’argent ne provient plus que d’une seule source”, ajoute-t-elle.
Bien qu’elle ne soit pas particulièrement pessimiste quant à l’avenir du secteur, elle affirme qu’il y a trop d’œuvres réalisées en ce moment. “Lorsque j’ai commencé ma carrière, je crois qu’on en produisait 30 à 40 par an. Aujourd’hui, la production annuelle est probablement supérieure à 100, ce qui signifie qu’il faut beaucoup plus d’animateurs. En même temps, beaucoup de studios ne peuvent pas assurer le créneau de fin de soirée, qui n’est de toute façon plus aussi lucratif qu’avant. Enfin et surtout, Netflix et Amazon investissent actuellement beaucoup d’argent dans l’animation, mais dans quelques années, ils commenceront probablement à se concentrer sur un petit nombre de productions qui se vendent bien. J’ai donc l’impression que le secteur se dirige vers une contraction du nombre de nouvelles œuvres qui seront produites”, conclut la patronne de Seven Seas.
Gianni Simone