Ayant réussi à détrôner Le Voyage de Chihiro, Demon Slayer est le nouveau phénomène de l’animation nippone.
L’animation japonaise parvient à attirer l’attention du monde entier même pendant la pandémie de Covid-19. Cette fois, cependant, on ne parle ni de l’éternel chouchou, Studio Ghibli, ni de la star montante Shinkai Makoto (voir Zoom Japon n°36, décembre 2013). Le grand gagnant du box-office de cet hiver est Demon Slayer de Sotozaki Haruo. En décembre, son film est devenu l’œuvre d’animation la plus rentable du pays, devançant Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no kamikakushi, 2001) de Miyazaki Hayao. Le dessin animé de ce dernier est toujours en tête du classement mondial, mais les choses devraient changer lorsque Demon Slayer sortira en Amérique du Nord dans les prochains jours.
Demon Slayer se déroule pendant l’ère Taishô (1912-1926). Cette aventure action/fantaisie raconte l’histoire de Tanjirô, un adolescent dont la famille est massacrée par des démons tandis que sa jeune sœur Nezuko est elle-même transformée en démon. Tanjirô rejoint alors le Corps des tueurs de démons pour rendre à Nezuko sa forme humaine. Les protagonistes utilisent des techniques de respiration combinées au maniement d’épée pour combattre les démons. Ces créatures maléfiques, à leur tour, sont très différentes des démons japonais traditionnels et plus proches des vampires mangeurs d’hommes.
Contrairement aux longs métrages créés par Shinkai et Ghibli, Demon Slayer a commencé comme un manga, avant d’être adapté en série télévisée. La version manga a été créée par une artiste féminine dont le nom de plume est Gotôge Koyoharu, à consonance masculine. Elle a été publiée en série dans le magazine Shônen Jump de février 2016 à mai 2020, pour un total de 205 épisodes rassemblés en 23 volumes. Le manga est aujourd’hui un succès mondial. Au moment de la rédaction de cet article, il avait été traduit en 14 langues et était disponible dans 33 pays et régions, selon l’éditeur Shûeisha. Ayant vendu plus de 100 millions d’exemplaires en seulement quatre ans, il figure parmi les dix mangas les plus vendus de tous les temps.
Cependant, le succès du manga est arrivé assez tard, et ses ventes ont été favorisées par les versions animées qui ont suivi. La série télévisée a été diffusée pendant six mois au Japon à partir d’avril 2019. Elle a été doublée en huit langues et sous-titrée en 13, en plus d’être diffusée en ligne dans environ 110 pays. En février dernier, elle a remporté le prix de l’Anime de l’année lors d’un concours annuel présenté par le service américain de diffusion d’anime Crunchyroll.
La sortie du long métrage était prévue pour le printemps 2020, mais a dû être reportée à deux reprises jusqu’à sa sortie en octobre. Il a attiré quelque 24 millions de spectateurs au cours des deux premiers mois. Un regard sur ces chiffres étonnants montre clairement que Demon Slayer est loin d’être un simple succès commercial. Il est devenu en un temps record un phénomène social touchant les jeunes et les moins jeunes. Mais pourquoi cette série est-elle devenue si populaire auprès des différentes générations ? Selon Iijima Yuka, chargée de cours à l’université Daitô Bunka de Tôkyô, spécialisée en psychologie de l’éducation et en psychologie du manga, deux facteurs majeurs expliquent les performances records du film au box-office : tout d’abord, les dessins animés se portent traditionnellement très bien dans ce pays. Il suffit de consulter la liste des plus grands succès cinématographiques au Japon pour constater que six des dix premiers titres, et huit des treize premiers, sont des œuvres d’animation. Toutes sauf une ont été réalisées au Japon.
De toute évidence, tous les dessins animés n’ont pas le même succès que Demon Slayer. Même dans ce cas, les 26 épisodes de la série télévisée n’ont été diffusés sur les chaînes locales qu’en fin de soirée, de sorte qu’ils n’ont été vus que par des fans purs et durs. Cependant, la série peut désormais être regardée sur de nombreuses plateformes en ligne, dont Netflix, Amazon Prime et Hulu, afin que les gens puissent la voir quand ils le souhaitent. Par conséquent, bien que cet anime n’ait pas été particulièrement populaire au début, beaucoup de gens ont regardé les épisodes sur Internet en raison des restrictions qui leur ont été imposées pendant les premières phases de la pandémie.
Un deuxième facteur important est que Demon Slayer est une histoire magnifiquement dessinée, bien conçue et facile à comprendre. “Le studio d’animation Ufotable a fait un travail formidable. De plus, alors que le manga est en noir et blanc et a une atmosphère plutôt lugubre, l’anime a un aspect plus glamour et la couleur met en valeur les compétences des animateurs”, estime Iijima Yuka. En ce qui concerne les thèmes de l’histoire, beaucoup de gens ont été attirés par la relation frère-sœur. “Des valeurs telles que l’amitié et l’amour de la famille sont déjà présentes dans le manga, mais le réalisateur Sotozaki Haruo et le chef animateur Matsushima Akira ont amplifié ces éléments pour obtenir un effet dramatique”, ajoute la jeune femme.
Un autre rôle important a été joué par le jeu des voix. Dans le calendrier chargé des anime au Japon, les fans ne peuvent pas regarder toutes les œuvres ; ils doivent faire un choix, et l’un des critères qu’ils utilisent est de vérifier qui prête sa voix aux personnages. “Certains acteurs sont très célèbres au Japon – ils sont aussi populaires que les stars de cinéma – et les artistes qui apparaissent dans Demon Slayer ont grandement contribué à attirer de nombreux spectateurs”, explique-t-elle.
Enfin et surtout, la musique a joué un rôle essentiel dans le succès du film. Parfois, les producteurs alternent différentes chansons thématiques tout au long de la série télévisée, mais dans ce cas, Gurenge de LiSA a été utilisé pendant toute la durée du tournage et même pour la sortie du film en salle. Il a été si populaire qu’il est devenu le premier single d’une artiste féminine à dépasser le million de téléchargements dans l’histoire du classement numérique des singles établi par Oricon. “En fait, toute la bande-son est vraiment bonne. Les compositeurs Kajiura Yuki et Shiina Gô ont fait un travail splendide”.
Iijima Yuka ajoute que l’énorme succès du film au box-office s’explique en partie par le pourcentage relativement élevé de spectateurs récidivistes. “Au Japon, certains producteurs de films offrent des cadeaux spéciaux aux spectateurs comme des cartes postales ou de la papeterie. Dans ce cas, par exemple, les personnes qui ont vu Demon Slayer en décembre ont reçu un livre spécial”. Mis à part les objets de collection, l’histoire a toutefois résonné avec les sentiments des gens pendant ces temps difficiles. En effet, si au début les commentateurs disaient que le film était populaire même en pleine pandémie, ils s’accordent maintenant à dire que la Covid-19 a vraiment aidé le film. Le 30 décembre, par exemple, l’Asahi Shimbun, le deuxième quotidien du pays en termes de tirage, lui a consacré un éditorial dans lequel il a souligné que “l’un des facteurs [de son succès] qui ne peut être négligé est le sentiment d’impermanence de la vie, qui imprègne le film, ce que beaucoup de gens ont dû ressentir au cours de l’année qui s’achève.”
Le journal cite également Takeuchi Seiichi, professeur émérite d’éthique à l’Université de Tôkyô, pour qui “le message du film est que précisément parce que les humains sont fragiles et faibles, ils essaient d’être forts et sont capables de se faire confiance et de se tenir debout ensemble. Et je crois que ce message résonne avec la mélancolie des gens qui vivent au milieu de la pandémie et leur apporte un réconfort et un encouragement discrets.”
Pour Iijima Yuka qui a même écrit un livre sur le sujet intitulé “Kimetsu no yaiba” ryû tsuyoi jibun no tsukurikata [Comment s’endurcir grâce à Demon Slayer, éd. Ascom, 2020, inédit en français], bien que l’histoire parle de vaincre les démons et de mettre fin à un monde injuste, il ne s’agit pas seulement d’une bataille du bien contre le mal. Le thème sous-jacent de l’histoire est une profonde appréciation de la paix. “L’accent est également mis sur la résilience, c’est-à-dire la capacité des personnages à se remettre et à revenir. En travaillant dur, les gens peuvent surmonter leurs problèmes. C’est une chose que le public a apprécié et qui leur a donné la force de continuer à travailler pendant ces moments difficiles”, estime-t-elle.
En analysant les personnages de l’histoire, elle dit que les manga et les anime ont historiquement dépeint les femmes comme faibles et ayant besoin de protection. “Les personnages féminins puissants doivent généralement subir une métamorphose avant de pouvoir jouer un rôle plus actif dans l’histoire ou ils doivent se déguiser en hommes. Mais dans des œuvres plus récentes, comme Demon Slayer, les femmes peuvent simplement être elles-mêmes et rejoindre sur un pied d’égalité les hommes dans leur combat.”
En parlant de personnages, les démons jouent un rôle particulier. “Traditionnellement, les démons représentent les peurs des gens. Au Japon, en particulier, ils représentaient des maladies telles que la variole qui, dans le passé, faisait des ravages dans la population. Aujourd’hui, la Covid-19 est un phénomène qui ressemble quelque peu à nos anciennes peurs liées aux maladies”, ajoute-t-elle. Cela dit, de nombreux jeunes fans ont été attirés par les démons, dont beaucoup étaient des êtres humains. “L’histoire met en évidence pourquoi et comment ils ont abandonné leur humanité et cela ajoute un nouvel élément d’intérêt à l’ensemble du récit”, nuance Iijima Yuka.
Commentant la façon dont Demon Slayer a aidé les gens à traverser la pandémie, l’Asahi Shimbun a mis en évidence l’importance de toutes ces petites choses que nous considérons comme acquises et que nous répétons chaque jour. “Cette année a été difficile et douloureuse, mais c’est précisément pour cela que nous avons pris conscience de la préciosité de notre quotidien banal ainsi que des failles de notre société”.
Mario Battaglia