La chaîne publique NHK a choisi d’en faire le personnage central de sa grande série annuelle. Et ça marche !
Au milieu de l’impressionnant nombre d’émissions de télévision au Japon, une place d’honneur est occupée par les Taiga dorama, ces séries au long cours, produites par la NHK, le réseau public. Il s’agit de drames historiques qui s’étalent sur une année, de janvier à décembre, chaque épisode de 45 minutes étant diffusé le dimanche soir. Bien que quelques histoires aient mis en scène des personnages centraux fictifs, la plupart de ces dramatiques se concentrent sur un personnage historique célèbre (généralement un homme) pour présenter le côté humain d’un certain moment de l’histoire du Japon. L’industriel Shibusawa Eiichi a été choisi comme thème de l’année 2021.
Bien que, depuis leur création en 1963, les Taiga dorama soient considérées par les téléspectateurs comme les plus prestigieuses parmi les dramatiques réalisées au Japon, leurs taux d’audience ont considérablement baissé ces dernières années. Le fait que celle de cette année, Seiten wo Tsuke [Dépasser le ciel bleu], a débuté avec un taux d’audience encourageant de 20 % a donc suscité un certain engouement, puisque c’était la première fois en huit ans qu’une de ces séries atteignait un si bon résultat. Zoom Japon s’est entretenu avec le producteur exécutif de la NHK, Kashi Hiroshi, qui a travaillé sur cette série fleuve.
Pourquoi avez-vous choisi Shibusawa Eiichi comme thème pour le Taiga dorama de 2021 ?
Kashi Hiroshi : Ces séries sont des spectacles assez uniques car ce sont des productions qui durent toute l’année et qui demandent une grande planification. En fait, le thème est choisi deux à trois ans avant sa réalisation. Notre tâche consiste à imaginer à quoi ressemblera le Japon trois ans plus tard et à choisir un sujet qui résonne avec le public de la télévision à ce moment précis.
Lorsque nous avons choisi le sujet de cette année, tout le monde parlait des prochains Jeux olympiques. Nous avons pensé que l’élan positif créé par cet événement donnerait au pays l’occasion de prendre un nouveau départ et de connaître un avenir plus brillant et prospère.
Shibusawa Eiichi est, sans aucun doute, un choix inhabituel pour un héros. Après tout, les personnages les plus populaires des Taiga dorama sont des figures romantiques telles que Sakamoto Ryôma, réformateur visionnaire de la fin de la période Edo (1603-1868), mort à 31 ans. Cependant, bien qu’à première vue l’entrepreneur n’ait aucun attrait particulier, il a accompli des choses extraordinaires au cours de sa vie. Par exemple, alors que Sakamoto appelait à une réforme sociale, Shibusawa a mis ces idées en pratique en transcendant son statut de fermier et en travaillant pour le futur shogun avant de devenir un bureaucrate de premier plan et de bâtir l’économie moderne du Japon. Puis la pandémie de la Covid-19 a éclaté, mettant les Jeux olympiques en suspens et causant toutes sortes de problèmes. Néanmoins, je pense que l’histoire de Shibusawa Eiichi prend tout son sens en ces temps troublés.
Shibusawa était une personne qui a accompli de nombreuses choses tout au long de sa vie. Au moment d’écrire le scénario, comment avez-vous choisi ce qui serait diffusé à la télévision ?
K. H. : Chaque fois que nous travaillons sur une nouvelle production, nous rassemblons toutes sortes de documents et de matériaux afin de raconter une histoire qui soit aussi fidèle que possible aux événements historiques que nous dépeignons. Bien sûr, certaines parties sont romancées, mais en règle générale, nous nous efforçons de rester aussi proches que possible de la vérité. Avec Shibusawa, nous avons eu beaucoup de chance car nous avons pu trouver de nombreuses informations. Son matériel autobiographique représente à lui seul soixante volumes de journaux intimes extrêmement détaillés. Et nous avons pu faire de même avec Tokugawa Yoshinobu, le dernier shogun.
Shibusawa Eiichi a eu une vie exceptionnellement longue, surtout pour l’époque, et nous nous sommes vite rendu compte que pour raconter toute son histoire en détail, il faudrait non pas une, mais deux ou trois années. Nous avons donc décidé de nous concentrer sur sa jeunesse, car c’est au cours de ces années qu’il a formé sa personnalité et développé les idées (voir pp. 8-9) qu’il allait ensuite mettre en pratique. Un autre élément narratif important est le rôle joué par les personnes appartenant au shogunat dans le nouveau régime Meiji. L’histoire, comme vous le savez, est écrite par les vainqueurs – dans ce cas, les clans Chôshû et Satsuma qui ont vaincu les Tokugawa. Cependant, plusieurs personnes du côté des perdants ont été recrutées pour aider à construire le nouveau régime, et nous avons profité de l’occasion pour mettre en lumière ces personnages historiques moins connus.
Quels sont les problèmes que vous rencontrez dans la production de Seiten wo Tsuke ?
K. H. : Ironiquement, le fait d’avoir accès à tant de documents historiques peut être un problème, car il faut alors choisir ce qui doit être inclus et ce qui doit être écarté. On ne peut pas être trop détaillé, car cela donnerait une séquence chronologique ennuyeuse des événements. Il s’agit d’un programme de télévision, après tout, et nous devons faire quelque chose qui attire le public.
Un autre défi, cette année, a été de faire en sorte que les téléspectateurs s’intéressent à quelqu’un comme Shibusawa qui n’est pas aussi célèbre ou sexy que Sakamoto Ryôma, Oda Nobunaga ou Saigô Takamori. Des gens comme Sakamoto et Saigô, ou le groupe Shinsengumi, sont devenus un élément essentiel de la culture populaire parce qu’ils étaient téméraires et sont morts jeunes pour leurs idéaux. Ce sont des héros romantiques par excellence et les Japonais adorent entendre leurs histoires. Shibusawa, en revanche, a vécu jusqu’à l’âge de 91 ans et, bien qu’il ait couru un risque réel d’être tué au combat dans sa jeunesse, il a mis de côté ses idées politiques radicales et est devenu un membre de l’establishment. Ce n’est pas une bonne matière pour créer une série. Cependant, je trouve que l’histoire de sa vie offre une leçon importante pendant la pandémie : ceux qui meurent jeunes ne laissent trop souvent rien derrière eux ; Shibusawa, au contraire, a choisi de vivre et d’aider à construire un nouveau Japon.
Seiten wo Tsuke comporte quelques acteurs très populaires. Comment les avez-vous choisis ?
K. H. : Le casting a été effectué par le scénariste Ômori Mika et moi-même. C’était un travail énorme, car une production aussi longue nécessite plus de trois cents acteurs. Dans le cas de Seiten wo Tsuke, le rôle le plus important, outre Shibusawa lui-même, est celui de Tokugawa Yoshinobu, l’homme qui, à bien des égards, a changé sa vie et contribué à sa future fortune. Interpréter Yoshinobu est assez difficile car on ne sait jamais ce qu’il pense. Même les documents que nous avons trouvés ne nous ont pas donné la moindre idée de ses pensées et de ses motivations. Nous avons donc cherché quelqu’un qui avait une présence forte et convaincante et qui serait capable de transmettre toute une gamme de sentiments même sans parler beaucoup, et nous l’avons trouvé en la personne de Kusanagi Tsuyoshi, un ancien membre du groupe SMAP. C’était son premier grand rôle à la télévision après une pause de quatre ans, mais pendant ce temps, il avait continué à travailler au théâtre et j’ai eu la chance de voir plusieurs de ses prestations scéniques. J’aime le fait que, plus que de baser son jeu sur la technique, il semble être possédé par son personnage. Il fait également partie de ces acteurs qui possèdent un véritable pouvoir de star. Il lui suffit d’apparaître sur scène, par exemple, pour changer toute l’atmosphère. J’attendais donc l’occasion de travailler avec lui.
Je me demande si le choix de cette année n’a pas représenté un défi. Après tout, les Taiga dorama ont tendance à privilégier des époques historiques plus anciennes, comme la période Sengoku (XVe-XVIe siècle) ou Edo (XVIIe-XIXe siècle).
K. H. : C’est vrai. La période Sengoku est la préférée des spectateurs les plus mordus. La période Edo aussi, notamment sous le règne de Tokugawa Iemitsu et Yoshimune. L’histoire des 47 rônin (voir Zoom Japon n°75, novembre 2017), bien sûr, figure parmi leurs thèmes préférés. En comparaison, les histoires se déroulant à l’époque Meiji (1868-1912) ou Taishô (1912-1926) sont loin d’être courantes. Le bakumatsu (fin de la période Edo) est une période délicate, car elle est très compliquée. Elle est pleine d’intrigues, avec différentes factions qui se disputent le pouvoir, ce qui constitue une matière dramatique intéressante, mais les choses s’enchevêtrent tellement qu’au bout d’un moment, on ne comprend plus ce qui se passe.
Les Taiga dorama sont fameuses pour être des productions télévisées à grand spectacle et coûteuses. Quel est le budget typique de ces drames historiques ?
K. H. : Je ne peux pas vous donner les chiffres exacts. Il est vrai que ces séries fleuves sont plus chères que les autres feuilletons, car ils durent une année entière et nécessitent beaucoup de décors et de costumes. Cependant, par rapport à d’autres pays, nous avons des budgets plutôt limités. J’ai assisté à un festival italien consacré à ces productions télévisées et j’ai été étonné par la qualité des œuvres européennes. Je dois admettre que nous ne pouvons pas rivaliser avec eux en matière de budget et de valeurs de production.
Néanmoins, Seiten wo Tsuke a attiré un public assez fidèle parmi les téléspectateurs. Pourquoi pensez-vous qu’elle soit si populaire ?
K. H. : Eh bien, je suppose qu’il est encore trop tôt pour dire si elle aura vraiment du succès (rires). Après tout, nous avons à peine diffusé un quart de la série. La pandémie a probablement contribué à son bon démarrage précoce. Comme je l’ai dit, nous avons choisi Shibusawa Eiichi et la période Meiji parce qu’ils représentent un nouveau départ, un moment de rénovation dans l’histoire du pays, et les téléspectateurs semblent avoir compris notre démarche.
Propos recueillis par G. S.