Auteur du célèbre slogan qui accueillait les visiteurs à Futaba, Ônuma-san se bat pour qu’il serve d’avertissement.
La ville possédait une grande arche de bienvenue avec un slogan affirmant que “le nucléaire est l’énergie pour un avenir radieux”. Mais après la catastrophe, l’arche est devenue un symbole de destruction. Les autorités ont alors décidé de démanteler le panneau en invoquant des raisons de sécurité. Mais Ônuma Yûji, l’auteur de ce fameux slogan, a choisi de se mobiliser pour continuer à raconter l’histoire de son passé. Nous l’avions accompagné, en novembre 2017, alors qu’il rentrait chez lui pour la 89e fois. Futaba était alors une zone complètement interdite.
Le long de la nationale 6 qui mène à la centrale de Fukushima Daiichi, une étrange église rose dresse sa croix dans le ciel gris. Ancien lieu de célébration kitsch pour jeunes mariés, la fausse église est devenue une station de contrôle de la zone interdite. Deux policiers en tenue de radioprotection blanche inspectent les autorisations de M. Ônuma, puis le guident vers un vestiaire installé sur le parking. Nous y enfilons combinaison, masque, gants et bonnet de douche puis recouvrons nos chaussures avec des sacs plastiques pour ne pas répandre de poussières radioactives à notre retour. Une employée nous met un dosimètre autour du cou. Le seuil de tolérance annuel – passé de 1 à 20 millisieverts par an après l’accident – autorise à rentrer dans la zone interdite environ 3 à 5 heures par jour. Le compteur Geiger se met à grimper dès que nous sortons de la station. Nous passons un deuxième point de contrôle. Notre guide tend ses papiers de résident en murmurant sous son masque : “Presque sept ans après, on a toujours besoin d’autorisation et d’une combinaison pour rentrer chez soi”. Installé dans la préfecture voisine d’Ibaraki, ce quadragénaire fait le voyage une fois par mois depuis six ans. “Je photographie et filme pour garder une trace de la ville, je veux montrer ces images à mes enfants pour leur expliquer pourquoi nous sommes maintenant réfugiés à Ibaraki car je ne peux pas les amener ici”. Nous passons d’immenses champs remplis de sacs noirs et croisons un sanglier près du cimetière bordé de voitures abandonnées. Ônuma Yûji descend et allume un encens devant le caveau familial. “La plupart des habitants ne reviennent ici qu’au moment de la fête des ancêtres, en été, il n’y a aucun mérite à venir ici à part se faire irradier”, dit-il. Depuis qu’il a emménagé à Ibaraki, cet ancien agent immobilier a créé sa propre entreprise d’énergies renouvelables. “J’ai été élevé dans une ville pro-nucléaire, je suis bien placé pour dire que c’était une erreur”.
Nous traversons la ville fantôme. Sous une pluie battante, les feux oranges clignotent sur la route gondolée par le séisme. Les toits cassés des maisons sont encore couverts de bâches bleues, les vitrines cassées des magasins protégées par des plastiques. Les habitants dispersés dans des logements provisoires sont revenus entretenir leur maison pendant des années, puis ils ont compris qu’ils ne reviendraient jamais. M. Ônuma pointe le bâtiment en ruines de l’école primaire de Futaba. “C’est là qu’on nous a demandé de réfléchir à un slogan pour promouvoir le nucléaire pour un concours. J’avais 12 ans”. Son slogan a remporté le premier prix et a été érigé en 1988 sur une arche à l’entrée principale de la ville. “Tous les collègues de mes parents travaillaient dans le nucléaire. J’étais très fier de cette arche et après mes études, j’ai décidé de revenir habiter à Futaba. J’ai rénové la maison de mon enfance pour y fonder une famille”, raconte-t-il.
Il cherche son jeu de clés sous sa combinaison blanche. “Mon épouse a emménagé ici juste un an avant l’accident. On n’en a pas beaucoup profité”, dit-il d’un ton las. L’intérieur de la maison est sens dessus dessous avec des débris de vaisselle et des étagères qui jonchent le sol. Il montre des bougies. “Le jour du séisme, j’ai attendu le retour de ma femme dans le noir avec ces bougies. Les canalisations des toilettes avaient explosé et avaient inondé le salon. Le bruit des sirènes était incessant”, se souvient-il. Enceinte au moment de l’accident, son épouse a accouché de leur premier enfant dans un centre d’évacuation. Sur une feuille collée sur la fenêtre, on peut lire un poème qu’il a écrit peu de temps après : “Dans l’espoir d’un avenir radieux qui me ramènera chez moi”. Mais cet espoir s’est envolé au fil des années.
Alors qu’il était réfugié avec sa femme, il a vu par hasard au journal télévisé la fameuse arche de Futaba surplombant sa ville abandonnée. “J’ai eu des sentiments très contrastés à ce moment-là. Je me suis aperçu que mon slogan était devenu le symbole de l’accident nucléaire de Fukushima à travers le monde. Quand j’ai appris que les autorités voulaient le faire disparaître, je m’y suis opposé car je me sentais responsable. Je voulais léguer cet héritage comme un avertissement pour les générations futures.” Ônuma Yûji a su mobiliser beaucoup de journalistes, en posant en combinaison blanche de liquidateur devant l’arche où jadis fleurissait une rue commerçante. Mais la politique de reconstruction a eu raison du panneau qui a été retiré en 2016.
Quatre ans plus tard, nous l’avons recroisé à Futaba. Sa maison était toujours la même, mais faisait face à une gare et une rotonde flambant neuves. Nous avons appris que son fameux panneau a été transféré dans le musée nouvellement créé, à la veille du passage de la flamme olympique. Interviewé par les chaînes de télévision, Ônuma Yûji a déclaré être satisfait de cette décision si son panneau était exposé afin de transmettre aux générations futures la tragédie de Fukushima. Mais, à notre grande surprise, nous avons trouvé le panneau de 16 m de long exposé sur une pelouse impeccable à l’extérieur du musée. Méticuleusement nettoyées, ses lettres bleues brillaient au soleil devant les baies vitrées du musée comme une invitation à méditer sur sa devise : “L’énergie nucléaire, pour un avenir radieux”.
Alissa Descotes-Toyosaki