L’unique tournée du groupe de Liverpool au Japon fut à la fois un casse-tête et un moment historique.
Plus de 50 ans après leur séparation, les Beatles restent l’un des groupes les plus populaires de tous les temps, et le Japon est l’un des pays au monde où l’on rencontre le plus grand nombre de fans. L’histoire d’amour entre les Japonais et les Fab Four a atteint son apogée il y a 55 ans, à l’été 1966, lorsque le groupe a donné une série de cinq concerts à Tôkyô au cours de ce qui allait devenir sa toute dernière tournée.
Les premiers disques du groupe sont sortis au Japon en 1964, et en 1965, alors qu’ils étaient déjà largement connus dans le pays. Au début, les quatre garçons originaires de Liverpool débraillés étaient principalement considérés par les Japonais comme des idoles. D’ailleurs, leur album Help ! était sorti dans l’Archipel sous le titre Yonin wa aidoru, autrement dit “Les quatre sont des idoles”. En d’autres termes, leur image et leur personnalité étaient considérées comme la principale raison de leur succès. Certains médias n’ont d’ailleurs pas manqué d’associer le look et la musique du groupe à une augmentation des comportements antisociaux dans la société japonaise.
En 1966, le groupe n’était guère enthousiaste à entreprendre une nouvelle tournée mais il restait des endroits sur Terre qu’ils souhaitaient visiter. Depuis quelque temps, John Lennon et George Harrison entretenaient un certain intérêt pour les cultures et les religions asiatiques. Ils considéraient notamment le Japon industrialisé comme une destination hybride intéressante, quelque part entre le monde oriental et occidental. Quant à leur manager, Brian Epstein, il voyait le Japon comme un marché prometteur. A l’époque, il représentait le septième marché pour le groupe en termes de ventes de disques et possédait un véritable potentiel.
Mais plus qu’Epstein, les deux hommes qui ont rendu la tournée japonaise possible furent Victor Lewis et Nagashima Tatsuji. Le premier, agent théâtral et responsable de la billetterie, était considéré dans l’entourage du groupe comme quelqu’un digne de confiance. Le second, président d’une société de billetterie, avait passé la majeure partie de son enfance à New York et à Londres. Il parlait donc couramment anglais et était familier de la musique anglaise et américaine. Il gérait des chanteurs locaux et faisait venir des artistes étrangers au Japon depuis plusieurs années.
Lewis prit contact avec Nagashima pour la première fois le 18 mars 1966. Il l’informa que les Beatles voulaient venir au Japon. Le Japonais était inquiet car les Beatles étaient extrêmement chers, mais le Britannique lui assura que le groupe ne lui ferait pas perdre d’argent.
Le 22 mars, Nagashima se rendit à Londres et à New York pour discuter avec Epstein du cachet, du lieu et du prix des billets, et le contrat fut signé le 26 avril. Bien qu’il pensait que les fans de la première heure seraient prêts à payer jusqu’à 10 000 yens pour les meilleures places, il fut décidé de les offrir au tarif moins élevé de 2 100 yens, ce qui correspondait au prix d’un album. Les autres places seraient vendues respectivement à 1 800 et 1 500 yens.
A l’exception du Yomiuri Shimbun, le principal quotidien japonais et premier sponsor de la tournée, la plupart des médias grand public manifestèrent leur hostilité à la venue du groupe avec une frénésie de titres outranciers tels que Go hômu bîtoruzu (Beatles, rentrez chez vous !), Kutabare bîtoruzu ! (Qu’ils crèvent !) ou encore Bîtoruzu nanka koroshichae ! (Tuez-les !). Certains commentateurs de la télévision les qualifièrent de “merdiques” et estimèrent que “la danse des singes au son des guitares électriques est une entrave au progrès humain”. Le Yomiuri Shimbun répondit à ces attaques en louant les qualités musicales du groupe et en soulignant qu’en 1965, la reine leur avait décerné le MBE (Members of the British Empire) pour leur contribution aux arts.
Au moment où le groupe s’envola pour le Japon, la Beatlemania, traduit en japonais par bîtoruzu kyôjidai ou “époque de la folie des Beatles”, battait son plein. De nombreux fans voulaient les voir en concert, mais des règles sociales rigides imposaient des limites quant au moment et à la manière dont les adolescents pouvaient assister à un concert. De nombreux lycéens par exemple (surtout des filles) ne pouvaient y aller que s’ils étaient accompagnés d’un adulte, tandis que dans certaines villes, les écoles avaient des règles strictes concernant les activités extrascolaires et interdisaient aux élèves d’y assister.
Les cinq concerts ont été donnés entre le 30 juin et le 2 juillet. Trouver une salle suffisamment grande fut une source de complications. Brian Epstein insista sur le fait qu’il voulait un lieu d’au moins 10 000 places, mais des lieux en plein air comme des stades ne convenaient pas car le groupe se produirait pendant la saison des pluies. Les promoteurs pensaient avoir trouvé l’endroit idéal avec Nippon Budôkan, une nouvelle arène d’une capacité de 14 000 places qui avait été construite pour les Jeux olympiques de 1964 (voir Zoom Japon n°33, septembre 2013). Le problème était que l’arène accueillait habituellement des compétitions d’arts martiaux et qu’à ce titre, elle avait acquis un statut semi-sacré aux yeux des conservateurs et des groupes de droite réputés pour leur violence. Cependant, les considérations économiques l’emportant souvent sur l’idéologie, le 26 mai, les administrateurs du Budôkan donnèrent leur accord pour l’organisation des concerts.
Parmi les nombreuses questions qui agitèrent les Japonais, celle de la sécurité était sans doute la plus importante. La police métropolitaine de Tôkyô créa un département spécial pour gérer l’événement. Au total, le nombre de policiers en service pendant les cinq jours que les Beatles passèrent dans la capitale s’éleva à 8 370 dont 3 000 d’entre eux furent envoyés à l’aéroport de Haneda, 2 000 gardèrent l’hôtel Tokyo Hilton et 2 200 furent déployés au Budôkan. Les autorités consacrèrent beaucoup de temps à discuter des conditions de sécurité du public. La plupart des spectateurs auraient des places situées dans les balcons et l’on craignait que certains d’entre eux en tombent sous le coup de l’émotion. Il fut décidé d’installer un treillis de deux mètres pour empêcher les chutes depuis le balcon du 2e étage. Des ordres furent également donnés pour que la lumière ne soit pas éteinte pendant le concert. Plus controversé encore, il fut ordonné que la zone située juste devant la scène ne soit pas utilisée, afin de créer un vide spatial et émotionnel entre les musiciens et leurs fans.
La venue du groupe fut précédée par un “super typhon” de catégorie 5 qui provoqua de sérieux dégâts sur la côte est de Honshû, l’île principale de l’Archipel, et tua 64 personnes. Même le vol (JAL 412) des Beatles à destination du Japon fut perturbé et finit par atteindre Tôkyô avec plus de 10 heures de retard, à 3 h 40 du matin. Les membres du groupe sortirent de l’avion en portant des happi (veste légère en coton) aux couleurs de la JAL. Apparemment, une hôtesse de l’air du nom de Satoko Condon les avait convaincus de porter cet accessoire (qui, à l’époque, était distribué à tous les passagers de première classe) dans le cadre d’une opération de relations publiques. Le contingent étranger fut ensuite rapidement conduit dans les voitures qui l’attendaient. Entrés au Japon en tant qu’“hôtes d’Etat”, les Beatles évitèrent toute la paperasserie de l’immigration et les douaniers ne contrôlèrent pas leurs bagages.
Habituée à lutter contre les étudiants de gauche depuis le début de la décennie, la police n’eut aucun problème à gérer les fans à l’aéroport, tandis qu’un contingent de la droite radicale fut intercepté sur la route menant à Haneda où il prévoyait d’empêcher les Beatles de se rendre au cœur de la capitale. Pendant ce temps, d’autres “patriotes”, appartenant au Parti patriotique du grand Japon (Dai Nippon aikokutô), manifestaient devant leur hôtel, distribuant des tracts et déployant des banderoles sur lesquelles on pouvait lire “Virez les Beatles !.
Le groupe fut logé dans la suite présidentielle (suite 1005) située au dixième étage. C’est là qu’ils prirent leurs repas, reçurent des visiteurs, regardèrent la télévision et peignèrent sous la protection de plusieurs centaines de policiers. Leur première journée fut consacrée à des visites de diplomates britanniques et de VIP japonais, et surtout à la grande conférence de presse qui attira 216 journalistes appartenant à 123 médias et environ 70 photographes. Le lendemain, 30 juin, les Beatles donnèrent leur premier concert et, pour s’assurer que le groupe atteindrait sans encombre le Budôkan – à 10 minutes en voiture du Hilton –, 1 700 policiers furent déployés et toutes les routes intermédiaires furent bloquées.
Le show, avec les premières parties, débuta à 18 h 35. Il s’agissait de quelques chanteurs pop, deux groupes, les Blue Jeans et les Blue Comets et même un groupe de comédie musicale, les Drifters. Leur accueil fut plutôt froid de la part du public qui n’était là que pour les Beatles qui commencèrent leur concert à 19 h 35. Leur nouvelle tenue de scène, plutôt formelle et peu colorée, était probablement un choix intentionnel de leur manager qui souhaitait les différencier des autres groupes de rock au look plus “sauvage”. Leur prestation fut jugée plutôt bâclée, ce qui, rétrospectivement, semble être un peu sévère. En tout cas, il y a eu des circonstances atténuantes, comme des problèmes techniques et le fait que leur musique était diffusée dans l’arène par le système de sonorisation du Budôkan, qui était destiné aux annonces et non à la musique, d’où un son pas terrible. Quoi qu’il en soit, le groupe acheva sa prestation après seulement 30 minutes, salua rapidement et quitta la scène sans faire de rappel.
Quant aux perturbations tant redoutées par les autorités, rien ne se produisit vraiment. Personne ne quitta son siège (sous peine d’être immédiatement exclu de la salle) et les filles présentes dans l’arène passèrent leur temps à agiter leurs mouchoirs et à crier. Seuls 4 fans furent emmenés aux premiers secours pour des troubles mineurs tels que des maux de tête. Le pays tout entier dut pousser un soupir de soulagement.
Les Beatles jouèrent deux fois les 1er et 2 juillet – en matinée à 14 h et à 18 h 30 – et ces représentations se déroulèrent beaucoup mieux. Au total, entre 43 000 à 50 000 personnes ont assisté à leurs 5 concerts.
Entre les répétitions et les représentations sur scène, les 4 musiciens ont peint. Les organisateurs de la tournée leur avaient fourni une grande feuille de papier à dessin japonais et des peintures, et les quatre ont travaillé dessus, petit à petit, chacun décorant un coin de la feuille de papier. Un cercle blanc au centre avait été laissé vide pour qu’ils y apposent leurs signatures en toute fin. Lorsque leur “chef-d’œuvre” fut terminé, il fut remis au président du fan-club japonais… qui l’a vendu en 1989 pour 15 millions de yens. Il réapparut, en 2002, sur eBay, et en 2012, il fut vendu par Philip Weiss Auctions pour 155 250 dollars.
Le 3 juillet, le groupe fit ses adieux au Japon. George, John, Paul et Ringo quittèrent le Hilton de Tôkyô à 9 h 40 pour prendre leur vol de 10 h 40 (JAL 731), à destination de Manille. Il semble que, malgré l’excès de sécurité, les menaces et les problèmes techniques, les quatre hommes apprécièrent beaucoup leur première visite au Japon. George Harrison déclara plus tard que “le Japon était fantastique. Un endroit merveilleux avec des gens merveilleux”. Il consacra une bonne partie de son autobiographie de 1980 à cette expérience.
En effet, les Japonais ont montré au fil des ans qu’ils étaient parmi les fans les plus fidèles des Beatles, prêts à débourser des dizaines de milliers de yens à chaque fois qu’un ancien membre du groupe faisait une tournée dans le pays, et comme l’entourage du groupe l’a découvert lors de sa visite en 1966, ils se sont avérés être les fans les plus avertis de tous.
Gianni Simone