A 17 ans, Yokokura Kunie a eu la chance d’assister non pas à un, mais à trois des concerts des Fab Four à Tôkyô.
Quand les Beatles sont venus au Japon à l’été 1966, tant de gens voulurent assister à leurs 5 concerts que les organisateurs furent inondés de demandes. Chaque sponsor obtint quelques milliers de billets à vendre par le biais d’un système de loterie. Le dentifrice Lion, l’un d’entre eux, s’en vit attribuer 5 000. L’entreprise reçut entre 50 000 à 60 000 demandes, ce qui signifie que seul un candidat sur dix ou plus avait une chance d’être tiré au sort pour pouvoir acheter un billet. Parmi les heureux élus figurait une jeune fille de 17 ans, Yokokura Kunie, qui est devenue, au fil du temps, une sorte de légende parmi les fans des Beatles, car elle est sans doute la seule personne à avoir réussi à obtenir le droit d’assister non pas à un mais à trois des concerts donnés par le groupe.
“Pour participer au tirage, il fallait envoyer soit deux boîtes vides de dentifrice de la marque Dia de Lion, soit une boîte de déodorant Ban”, raconte-t-elle. “Je devais absolument voir les Beatles par tous les moyens. J’ai donc demandé à tous mes proches d’acheter ces produits. Au final, j’ai envoyé une montagne de boîtes vides et j’ai pu obtenir le droit d’acheter trois billets.” Elle est née dans la préfecture de Gunma, au nord de Tôkyô, et, à part quelques années passées à Chiba et Shizuoka, elle a vécu toute sa vie dans la campagne profonde, près de Maebashi. Son père travaillait dans le secteur du kimono et, comme il avait plus de travail dans les grandes villes, il a fini par s’installer à Yokohama où il a ouvert une petite boutique. “C’est mon père qui est allé acheter les billets”, dit-elle. “Un jour, il s’est rendu à Tôkyô, a rejoint une très longue file d’attente et les a achetés.”
En grandissant à Gunma, la musique était la seule passion de la jeune fille. “J’adorais écouter la radio”, raconte-t-elle. “J’avais gagné une petite radio transistor en participant à un concours, et j’écoutais toujours une émission musicale appelée Hello Pop. C’était une émission populaire où les auditeurs téléphonaient pour demander leurs chansons préférées. L’étape suivante fut d’obtenir une chaîne stéréo. J’ai donc écrit une longue lettre larmoyante à mon père à Yokohama, lui expliquant que j’étais responsable d’un club de musique classique à l’école et que j’avais vraiment besoin d’une chaîne stéréo (rires). Mon père n’était pas un homme riche, mais grâce à ce petit mensonge, j’ai obtenu ce que je voulais. Tous les jours, dès que l’école était terminée, je courais chez moi et j’écoutais mes disques des Beatles pendant deux heures d’affilée (rires).”
Pour Yokokura Kunie, c’était une sorte de passe-temps secret, car ses camarades de classe préféraient le chanteur Kayama Yûzô et d’autres stars locales. “Je me sentais un peu isolée car personne ne partageait ma passion. J’ai donc cherché des correspondants et j’ai commencé à correspondre avec une Suédoise et une Malaisienne, pouvant enfin partager avec elles mon amour pour la musique et le cinéma.” Elle a trois sœurs, et l’une d’entre elles était très portée sur la pop et le rock. “Elle a deux ans de plus que moi, et à l’époque, elle adorait Elvis Presley. Alors nous allions souvent voir ses films ensemble. Voir la voiture de sport rouge d’Elvis filer à toute allure le long des plages hawaïennes était une véritable révélation. Pour les Japonais, l’Amérique ressemblait à une autre planète. Au milieu des années 1960, l’économie japonaise était peut-être en plein essor, mais les gens du peuple se débattaient toujours dans la misère et la pauvreté, surtout à la campagne. Là où je vivais, à Gunma, peu de gens avaient le téléphone, et encore moins une voiture. La seule chose que nous pouvions faire était d’aller au cinéma et de rêver d’une vie différente, meilleure”, rappelle-t-elle.
Lorsque les Beatles sont enfin arrivés au Japon, Yokokura-san avait déjà vu leurs deux premiers films, A Hard Day’s Night et Help ! “Ringo Starr était mon préféré. Il a joué un rôle important dans les deux films”, dit-elle. “Aujourd’hui, la plupart des fans japonais sont des hommes d’âge moyen qui s’intéressent surtout à disséquer leurs chansons et à parler de détails musicaux, mais pour moi, surtout à l’époque des concerts au Budôkan, ils ressemblaient à des idoles.”
Se rendre à Tôkyô pour assister aux concerts fut une énorme entreprise logistique pour la jeune lycéenne. “Au milieu des années 1960, il n’y avait pas de Shinkansen reliant la préfecture de Gunma à la capitale. Le voyage depuis Maebashi était donc une aventure en soi. C’était aussi la première fois que je m’y rendais. Alors vous pouvez imaginer l’état d’esprit d’une jeune fille de 17 ans venant de la campagne. J’étais à la fois nerveuse et excitée. J’ai fini par y aller deux fois. La première fois avec ma sœur aînée, mais nous sommes rentrées chez nous dès la fin du concert. La deuxième fois, j’y suis allée avec une amie dont les parents tenaient un ryokan (une auberge) à Tôkyô. Elle n’aimait pas particulièrement les Beatles, mais j’ai tellement insisté qu’elle a fini par accepter de m’accompagner, ce qui m’a permis de passer la nuit là-bas”, se souvient-elle.
Le jour du premier concert, après avoir fait la queue pendant des heures devant le Budôkan, elle a enfin trouvé sa place et le concert a commencé. Pour Yokokura Kunie, c’était un rêve devenu réalité. “N’ayant jamais vu d’étranger en personne auparavant, j’ai été impressionnée par l’apparence des Fab Four. Ils étaient comme des poupées sur cette scène, avec de si longues jambes, et à mes yeux, leur peau était incroyablement rose !” dit-elle en souriant.
Aujourd’hui encore, elle se plaint que les premières parties n’en finissaient pas alors que le spectacle de 30 minutes des Beatles se déroula en un clin d’œil. “Ce n’est pas tout. La salle était remplie de flics ! Ils se tenaient même dans les allées, très près de nous, nous fixant et se moquant de nous à chaque fois que nous criions, comme c’était courant à chaque concert des Beatles. Depuis, je n’aime plus la police (rires). Je comprends les intentions des autorités, mais elles ont fini par gâcher partiellement notre expérience. Quand on y pense, les fans des Beatles ne représentaient pas une grande menace. Le Japon est un pays pacifique, et la plupart d’entre nous étaient des enfants ordinaires qui voulaient seulement passer un bon moment et être proches de leurs idoles. Pensez à ce qui s’est passé plus tard, à Manille, lorsque le groupe et son équipe ont été tabassés. J’étais tellement en colère que j’ai envoyé une lettre de protestation à l’ambassade des Philippines à Tôkyô. Je n’arrivais pas à croire que mon Ringo avait été frappé à coups de pied et de poing par ces horribles personnes”, ajoute-t-elle.
Après avoir terminé le lycée, elle a trouvé un emploi et s’est mariée. “Mais mon mariage n’a pas été très heureux, parce que la famille de mon mari ne me permettait pas de poursuivre mes intérêts artistiques”, regrette-t-elle. Après avoir divorcé, elle a obtenu un diplôme dans une école d’art, en se spécialisant dans la conception graphique.
“Quand j’ai eu 30 ans, j’ai rencontré le célèbre artiste de kirie (découpage de papier) Kawaguchi Kô à Gunma et j’ai commencé à étudier avec lui. Après un certain temps, j’ai commencé à travailler pour des journaux et des magazines et à participer à des expositions collectives”, explique-t-elle.
En 2006, une galerie de Tôkyô a organisé une exposition sur le thème des chats. Yokokura Kunie faisait partie des créateurs invités à y participer et a eu l’idée de réaliser des parodies des 12 pochettes d’albums des Beatles, avec une touche féline. Depuis lors, elle organise chaque année une exposition sur le thème des Beatles et des chats. “Quand on lit les interviews de nombreux artistes, ils aiment parler longuement de la douleur de la création. Je ne comprends pas cela. J’aime tellement les chats et les Beatles que pour moi, l’acte de création artistique ne m’apporte que de la joie – la même joie que John et Paul ont probablement ressentie lorsqu’ils ont écrit leurs chansons.”
G. S.