Ce personnage de fiction créé par le cinéaste Yamada Yôji a laissé une profonde trace dans la société japonaise.
Au moment où la Maison de la culture du Japon à Paris entame, à partir de la mi-janvier 2022, une rétrospective de la série cinématographique Otoko wa tsurai yo [C’est dur d’être un homme] qui compte 50 épisodes, la plus longue de l’histoire du cinéma mondial, et où le fondateur de Zoom Japon, Claude Leblanc, publie la première biographie de Yamada Yôji (Le Japon vu par Yamada Yôji, Editions Ilyfunet), son créateur, nous nous devions de revenir sur ce personnage qui a marqué durablement les Japonais par sa présence dans les salles obscures. Entre 1969 (1968, si l’on compte les 26 épisodes du feuilleton télévisé diffusé sur Fuji TV) et 1995, le personnage du camelot imaginé par Yamada Yôji (voir Zoom Japon n°49, avril 2015), a trusté le petit et le grand écran au Japon, puisque chaque année entre un et deux nouveaux volets de la série Otoko wa tsurai yo [C’est dur d’être un homme] sortaient régulièrement. La saga est peut-être aujourd’hui terminée, et certains jeunes savent à peine qui est Tora-san, mais ses aventures picaresques constituent toujours un héritage culturel important.
Dans un essai publié par le Matsushita seikei juku (Matsushita Institute of Government and Management), Okazaki Hiroki soutient que la série exprime l’essence de l’être japonais. Par exemple, si elle évoque les changements sociaux et culturels survenus dans les années 1970 et 1980, elle met également en avant l’importance des valeurs traditionnelles du pays.
“On dit que l’idée de japonité est en train de disparaître de nos jours, et beaucoup soulignent le fait que les liens traditionnels dans les communautés locales sont devenus faibles. Dans la société rurale, les gens chérissaient la sagesse de leurs ancêtres et des anciens du village. Mais l’urbanisation a dilué ces valeurs communes. Même la famille de Tora-san et le quartier de Shibamata (voir Zoom Japon n°93, septembre 2019) sont dépeints comme étant en transition entre la société rurale et la société urbaine – un processus qui provoque souvent des conflits et des malentendus. Cependant, le quartier commerçant où se trouve la boutique familiale reste solide malgré toutes ces années. Les propriétaires des magasins semblent comprendre qu’ils doivent rester unis pour pouvoir concurrencer les grandes surfaces et les centres commerciaux”, explique-t-il.
Tora-san est effectivement une sorte de rebelle têtu qui prône la liberté individuelle, mais aussi le wa, de sorte que l’harmonie finit par prévaloir dans chaque épisode de la série. “Le sentiment de dévotion au bonheur de la famille, des amis et des voisins ne faiblit jamais grâce aux liens forts qui existent au sein de la communauté. En définitive, s’entendre les uns avec les autres est la chose la plus importante. On y parvient par la discussion et la coopération. Depuis les temps anciens (voir pp. 22-25), les Japonais ont compris que pour que les choses aillent bien, il faut faire preuve de compassion et éviter d’être égoïste”, ajoute le chercheur. Pour illustrer son propos, il se concentre sur la relation de Tora-san avec les femmes dont il tombe amoureux, celles que tous les Japonais ont surnommées “madones”. “Le camelot court après les femmes à chaque fois bien qu’il échoue toujours. Un cas typique est le quinzième volet de la série Otoko wa tsurai yo : Torajirô aiaigasa (Tora-san Meets the Songstress Again, 1975), où le protagoniste admet que Lily, la femme qu’il aime, “est une dame intelligente et de bon caractère. Elle ne peut pas être heureuse avec un idiot comme moi.” En d’autres termes, Tora-san met de côté ses sentiments pour Lily et pense d’abord à son bonheur. On peut dire que l’attitude de Tora-san exprime parfaitement l’esprit de wa que les Japonais chérissent depuis les temps anciens”, assure-t-il.
Kikuchi Masashi, journaliste politique à la Nippon TV, présente une interprétation différente de l’influence de Tora-san sur la société japonaise. Dans un article publié sur le site Gendai Shinsho, il affirme que les gens d’aujourd’hui sont moins susceptibles de se mettre en colère comme Tora-san. Cela s’explique par le fait qu’ils ont oublié les leçons tirées de la désastreuse guerre du Pacifique. “Tora-san s’adressait aux intellectuels et aux élites qui étaient liés par les coutumes sociales. Il leur a fait comprendre qu’il fallait se débarrasser de la vanité sociale et se concentrer sur l’amour des gens, penser à sa propre famille et tendre la main à ceux en difficulté. C’est pourquoi les gens pardonnaient les fautes de Tora-san et sympathisaient avec lui”, explique-t-il. “Tora-san a été nécessaire dans les années 1970 et 1980 à un moment où la corruption et le gaspillage de l’argent des contribuables étaient extrêmement élevés. Il ne cessait de montrer son indignation à l’égard de la politique et de ces dérives”.
Evoquant Yamada Yôji, Kikuchi Masashi se souvient d’un entretien télévisé diffusé le 11 janvier 2020 dans lequel le cinéaste a avoué qu’au début, il avait sous-estimé l’attrait de Tora-san pour les gens. “Je pensais qu’une telle personne ne pouvait pas vivre dans le Japon contemporain. Il est clair qu’il n’était pas autorisé à vivre librement. Il devait donc mourir. C’est pourquoi je l’ai tué dans le dernier épisode de la série télévisée originale”, a-t-il déclaré.
En dépit de sa croissance économique rapide, le Japon des années 1960 était une société étroitement contrôlée et le monde de Tora-san était déjà menacé. Cependant, beaucoup de gens l’ont encouragé. Ils voyaient en Tora-san un être libre et honnête ; un homme plein d’humanité qui embrassait à la fois le bonheur et la tristesse. Tora-san était un homme du peuple. Après la diffusion du dernier épisode de la série, la chaîne de télévision a été inondée de plaintes, et Yamada Yôji a admis qu’il n’avait pas réalisé que la société japonaise avait besoin de son personnage. Il a donc réalisé un film qui s’est avéré très populaire et qui est ensuite devenu une longue série à succès. “Malheureusement, aujourd’hui, il y a peu de gens comme Tora-san. Personne ne se met en colère, surtout en public. Si vous montrez votre colère et commencez à crier, vous n’obtenez qu’un regard glacial de désapprobation”, regrette le journaliste.
Mais pourquoi les Japonais ont-ils cessé de se mettre en colère ? Selon Kikuchi Masashi, l’une des raisons est que les Japonais ont oublié les leçons tirées de la guerre. “Tout le monde connaît les faits historiques, mais la leçon selon laquelle les personnes au pouvoir peuvent échouer et leurs erreurs peuvent entraîner la mort de millions de personnes a été oubliée”, estime-t-il. Il y a aussi d’après lui ce qu’il appelle la “règle non écrite” de l’ère Heisei (1989-2019). “La génération, née pendant cette ère, a été obligée de s’adapter à son environnement social. Les Japonais valorisent l’harmonie, mais il y a des moments où ils doivent l’oublier et montrer leur indignation, leur colère. La jeune génération a grandi en pensant que se mettre en colère n’était pas bon. Dans le Japon d’aujourd’hui, il est implicitement entendu dans la vie sociale qu’il ne faut pas exposer son moi intérieur, à moins de le faire anonymement sur Internet. Même les médias ont baissé les bras. Le résultat est que le Japon est devenu une société ‘castrée’”, estime le journaliste.
Cette opinion est développée dans un essai anonyme publié sur le blog Infinity Dream. Son auteur souligne que “Torajirô n’est ni effrayé par le pouvoir de l’autorité ni soumis à celui-ci. La vérité est qu’il ne comprend probablement pas la nature du pouvoir exercé par les autorités. En d’autres termes, le paysage mental du camelot est à la fois étroit et très clair. Dans son paysage mental, il y a des gens comme sa sœur Sakura, les bonnes personnes qui gèrent la boutique familiale de Toraya, et toutes les personnes qu’il rencontre lors de ses voyages. Qu’il s’agisse de gens ordinaires, d’artistes de renommée internationale ou d’écrivains célèbres, cela ne fait aucune différence pour lui.”
Cet essai présente une idée intéressante conçue pour la première fois par Yamagishi Toshio, un psychologue social : “le concept d’engagement de type yakuza”. Il a étudié la relation entre la confiance et l’engagement et a élaboré une théorie de la confiance comme moyen de réduire l’incertitude sociale.
Les groupes mafieux tels que les yakuza ont besoin d’une “unité de fer” non pas parce qu’ils entretiennent de bonnes relations entre eux, mais parce qu’ils doivent faire face aux attaques du monde extérieur. En d’autres termes, dans une société pleine d’incertitude sociale, nous avons besoin d’une relation fixe qui garantit les intérêts de chacun. Dans une telle société, les relations sont utilisées efficacement par les personnes de la même université ou de la même zone géographique pour maintenir le “favoritisme de groupe”. Par conséquent, “l’engagement de type yakuza” est commun non seulement aux criminels, mais à l’ensemble de la communauté japonaise.
Tora-san dit souvent qu’il est un gangster et s’habille même comme tel. Après tout, c’est un tekiya, un marchand itinérant qui parcourt le pays, installant des étals sur les marchés et pendant les matsuri (voir Zoom Japon n°52, juillet 2015). Historiquement parlant, les tekiya, ainsi que les bakuto (joueurs), sont les ancêtres des yakuza modernes. Tora-san, bien sûr, n’est pas un vrai gangster, mais tout au long de la série Otoko wa tsurai yo, il est dépeint comme quelqu’un qui s’écarte des coutumes sociales et qui ne se comporte pas comme les membres ordinaires de la société. Son langage (notamment ses accès de colère) est probablement ce qu’il partage le plus avec les vrais yakuza.
Cette sorte de nature hors-la-loi est un trait de caractère qui plaît aux Japonais, ou du moins qui plaisait aux anciennes générations des années 1960 et 1970. Comme l’a écrit Yamada Yôji dans un numéro spécial de la revue Bungei Shunjû, en septembre 2004, “à l’époque de la forte croissance économique, tout le monde avait un emploi régulier et les choses allaient bien, et pourtant beaucoup d’hommes et de femmes adoraient Tora-san, un homme misérable au cœur brisé. C’était une époque où tout le monde était poussé à travailler plus dur, à gagner plus d’argent, à acheter une machine à laver et une télévision. Mais je pense qu’il y avait quelque chose dans ce personnage dont les Japonais avaient envie. Même s’ils travaillaient dur et économisaient de l’argent, ils avaient un sentiment de manque, et je me demande s’ils ont été soulagés en voyant Tora-san, quelqu’un qui vivait sa vie à son propre rythme sans courir après un rêve impossible de la classe moyenne. Pour lui, la vie était très simple. Tant qu’il avait une chambre pour passer la nuit et une bouteille de saké, il était satisfait.”
Ce sont les excentriques et les énergumènes qui sont les premiers à être sacrifiés lorsque le monde est en récession. C’est un moyen efficace de gérer le monde, mais il en résulte une société terne et homogène. En outre, ceux qui restent ont trop peur d’élever la voix. Ils deviennent des béni-oui-oui qui ne pensent qu’à ne pas être virés. Mais les gens comme Tora-san sont différents. Ils ajoutent du piment à la vie quotidienne et rendent le monde meilleur.
Gianni Simone