En l’espace de quelques années, Ishikawa Yumiko s’est imposée comme l’une de ses meilleures spécialistes.
Okinawa se distingue des autres préfectures japonaises par sa particularité culturelle et gastronomique. Sa culture gastronomique distincte est célèbre dans tout le pays (voir pp. 20-21), et son alcool de riz distillé, l’awamori, fait partie de son attrait. Fabriqué à partir de riz Indica à long grain et de moisissure kôji noir, l’awamori était autrefois une boisson aristocratique destinée à être consommée uniquement par l’élite du Royaume des Ryûkyû, mais avec l’annexion de l’archipel par le Japon et l’explosion du nombre de distilleries qui s’en est suivie, il est finalement devenu la “boisson du peuple” par excellence.
La distillerie Ishikawa (www.kamejikomi.com) est l’un des lieux qui, à ce jour, perpétuent la tradition de l’awamori. Fondée sur l’île principale d’Okinawa en 1949, elle utilise toujours pour faire vieillir la liqueur, des grands pots en terre cuite au lieu des cuves en acier inoxydable actuellement privilégiées par la plupart des entreprises du secteur. “Nous sommes très attachés à la préservation de nos méthodes traditionnelles”, explique Ishikawa Yumiko (aucun lien de parenté avec le fondateur de l’entreprise), blender (maître mélangeur) de la distillerie. “Comme les jarres sont fixées au sol, il faut beaucoup de temps et d’efforts pour les nettoyer, mais c’est un prix que nous payons volontiers pour obtenir de meilleurs résultats”, ajoute-t-elle.
L’awamori fraîchement distillé est stocké temporairement dans les bocaux et, après quelques mois, le miikajaa (nouveau parfum) disparaît. Ce processus a un effet positif sur le vieillissement ultérieur. “Je vérifie le goût et l’arôme de tous les bocaux deux fois par an avant de les mélanger”, explique-t-elle. “Ce qui est intéressant dans ce mode de stockage, c’est que chaque pot donne à l’awamori un arôme, une douceur et une amertume différents. Mon travail consiste à connaître les caractéristiques uniques de chaque pot et à juger de leur degré de compatibilité. Il est intéressant de noter qu’il n’y a pas de règles pour créer un bon lot d’awamori”.
Bien que la tradition soit importante, les gens d’Ishikawa cherchent toujours à introduire de nouveaux et meilleurs ingrédients. Récemment, par exemple, ils ont fait appel à du riz contenant moins de pesticides provenant de la préfecture de Hyôgo.
Ishikawa Yumiko est l’un des membres clés de l’équipe de fabrication d’awamori, qui compte 21 personnes. En 2020, elle a reçu le prix du meilleur mélangeur d’awamori pour son Tamatomo kamejikomi koshu vieilli en pot, dont la légère amertume est le résultat de l’ajout d’arômes tels que le caramel et les fruits secs. Le koshu (littéralement “vieil alcool”, prononcé kusu à Okinawa) est ici un awamori
qui a été vieilli pendant au moins trois ans. “Si vous laissez l’awamori reposer, il perd sa rugosité et devient plus doux et plus sucré”, assure Ishikawa Yumiko.
Aujourd’hui encore, les femmes ne représentent qu’une infime partie de l’industrie de la fabrication de l’awamori, mais lorsque Ishikawa Yumiko a été embauchée, il y a 21 ans, elle était une véritable rareté. “Pendant mes études, j’avais un peu appris sur la fabrication des aliments, mais je ne connaissais rien aux spiritueux. Lorsque j’ai terminé l’université, j’ai eu la chance de visiter la distillerie Ishikawa. Je l’ai trouvée fascinante, et j’ai décidé que je voulais travailler dans ce domaine”, se souvient-elle. Elle dit qu’aujourd’hui encore, il n’est pas facile pour une femme de travailler dans ce milieu, et de toute façon, peu d’entreprises embauchent des femmes.
“Tout d’abord, c’est un travail qui met votre corps à rude épreuve. Il faut beaucoup de force physique et même d’endurance car il fait très chaud en été.”
“Désormais, je n’ai plus besoin de me soucier de la façon dont je suis considérée par les hommes qui m’entourent. L’expérience est essentielle pour mélanger les vieux alcools de différents âges et prédire le nouveau goût et l’arôme. Ayant fait ce travail pendant longtemps, j’ai plus d’expérience que beaucoup de mes collègues. De plus, mon travail a été reconnu et j’ai gagné des prix. À ce stade, toute discussion sur le fait d’être un homme ou une femme devient inutile. En fin de compte, tout le monde est le bienvenu tant qu’il peut faire du bon travail”, explique-t-elle.
Le mélange pour l’awamori désigne le travail consistant à mélanger des alcools d’âges différents pour en ajuster la saveur. “Ce travail est assez récent. Je l’aime parce qu’il me permet d’expérimenter et d’être créative. J’aime l’idée de mélanger différents awamori, de jouer avec eux et d’essayer de faire quelque chose de spécial, quelque chose de différent qui défie les attentes. L’awamori vieilli a un charme particulier, mais on accorde trop d’importance à la seule valeur de l’âge. Ce qui est vraiment important pour moi, c’est la façon dont les différents arômes peuvent être combinés pour obtenir des résultats encore meilleurs”, déclare-t-elle.
Par exemple, son Tamatomo kamejikomi koshu qui a remporté le prestigieux prix en 2020 contient 89,3 % d’awamori de 11 ans d’âge et 10,7 % d’awamori de 23 ans d’âge. “Celui de 23 ans d’âge a un arôme riche comme du miel de haute qualité, mais le goût manque un peu de punch. J’ai donc eu l’idée de le combiner avec celui de 11 ans d’âge, qui a un arôme modeste mais une douceur et un goût plus prononcés. En prime, ce mélange a fait ressortir un arôme de vanille douce que l’on ne trouvait dans aucun de ces deux koshu.”
Ishikawa Yumiko admet que, lorsqu’elle a rejoint l’entreprise, elle était déroutée par ces techniques qui n’étaient pas répertoriées dans un manuel. “C’est le genre de travail que l’on ne peut maîtriser qu’en essayant et se trompant. Lorsque j’ai commencé à travailler ici, j’ai goûté tous les awamori de la cave et je me suis progressivement familiarisée avec la palette d’arômes et de saveurs avec laquelle j’allais travailler. Même aujourd’hui, je vérifie toujours tous les alcools de la distillerie deux fois par an et je collecte des données gustatives”, confie-t-elle.
Depuis que l’awamori est devenu plus populaire, elle est de plus en plus souvent interrogée sur les accords avec les aliments. “Fondamentalement, il y a deux types d’awamori. Celui d’un an est facile à boire et idéal pour les repas. Le koshu, quant à lui, a un goût et une saveur plus prononcés. Cependant, il se marie bien avec des plats de poisson ou quelque chose de riche en protéines. Il se marie aussi très bien avec le chocolat amer.”
Autrefois, lorsque l’awamori n’était consommé qu’à Okinawa, il avait la réputation d’être un alcool fort, à l’odeur puissante et difficile à boire. En outre, comme l’écrit Chris Bunting dans Le Japon vu des bars (Editions Ilyfunet, 2014), “une sorte de règle non déclarée (…) s’était développée, en vertu de laquelle les distilleries n’essayaient pas (…) de chercher des débouchés sur le territoire des autres.” Ce manque de concurrence avait nui à la qualité générale des awamori. Cependant, à partir de la fin du siècle dernier, chaque fabricant a fait davantage d’efforts pour pénétrer de nouveaux marchés, tant au Japon qu’à l’étranger. Cela a donné naissance à des variétés plus douces, au goût sucré et plus faciles à boire, qui plaisent de plus en plus aux femmes et aux jeunes.
Quant à Ishikawa Yumiko, elle dit qu’elle cherche toujours à créer un produit qui, tout en étant facile à boire, a le pouvoir de laisser une impression. “Je suis toujours à la recherche des diamants bruts ; les lots bizarres qui, au premier abord, n’ont peut-être pas le bon goût, mais qui sont pleins de possibilités et qui, mélangés à d’autres sakés, peuvent s’épanouir en quelque chose d’exceptionnel”, affirme-t-elle.
Bien que la distillerie Ishikawa soit particulièrement célèbre pour son awamori, elle fabrique également d’autres alcools. Un ajout récent à la gamme de la distillerie est le gin artisanal qui a été introduit sur le marché japonais en 2016 et qui est maintenant produit par une trentaine de distilleries. Ishikawa a commencé à développer sa propre variété en 2017 et a sorti son premier produit un an plus tard. “Il s’appelle Navy Strength Craft Gin. Ce nom vient du fait qu’autrefois, les marins apportaient du gin à bord pendant leurs longs voyages, et il était si fort qu’on pouvait le confondre avec de la poudre à canon”, explique Taira Tomonori, qui est en charge des opérations de fabrication du gin. “Son taux d’alcool est de 57 %. C’est un gin fruité et épicé composé de neuf types de fruits et d’herbes. Quatre d’entre eux, en particulier, sont uniques à Okinawa, comme le kabuchi (une petite mandarine verte), le karaki et le tankan. L’arôme et le goût changent en fonction des ingrédients récoltés chaque année”, assure-t-il.
Jean Derome