Pour Oka Norimatsu Satoko, il y a encore beaucoup à faire pour réconcilier Okinawa et la métropole.
Cinquante ans après la rétrocession d’Okinawa au Japon, de nombreux problèmes attendent toujours d’être abordés et résolus, notamment les relations problématiques de la préfecture avec la métropole. Zoom Japon s’est entretenu avec Oka Norimatsu Satoko sur l’histoire d’Okinawa, la guerre et les politiques discriminatoires du gouvernement japonais à son égard.
Née à Tôkyô mais résidant depuis longtemps au Canada, elle a passé plus de 20 ans à écrire, faire des recherches, donner des conférences et éduquer sur des sujets tels que la paix, la mémoire historique, les responsabilités de la guerre, les droits de l’homme, les bases militaires et les questions nucléaires, principalement dans la région Asie-Pacifique. Fin 2006, elle a créé le Peace Philosophy Centre. Elle est également rédactrice en chef de l’Asia-Pacific Journal : Japan Focus. Parmi ses nombreux ouvrages, elle a coécrit avec Gavan McCormack Resistant Islands : Okinawa Confronts Japan and the United States (Rowman and Littlefield, 2018).
Le 15 mai 2022 marquera les 50 ans de la restitution d’Okinawa au Japon après l’occupation américaine. Pendant de nombreuses années, vous avez étudié l’histoire des îles et parlé à leur population. Que pensent les Okinawaïens de cet anniversaire ?
Oka Norimatsu Satoko : C’est une grande question. D’après ce que j’ai compris en discutant avec mes amis d’Okinawa et en lisant les journaux de l’île, il s’agit certainement d’une étape importante et, selon moi, elle incite les habitants à réfléchir à ce qu’Okinawa est devenue au cours du dernier demi-siècle, depuis qu’elle a été rendue au Japon après 27 ans d’occupation militaire américaine. Les médias d’Okinawa et de la métropole ont publié des articles spéciaux et des enquêtes pour marquer cet anniversaire.
Ce que je peux dire avec certitude, c’est que les habitants, de gauche à droite, ressentent le lourd poids de la présence militaire américaine (et japonaise), bien que peut-être à des degrés différents selon leur inclinaison politique et leur génération. Si vous avez lu Resistant Islands : Okinawa Confronts Japan and the United States, vous savez probablement comment tant d’Okinawaïens se sont sentis trahis par l’accord entre le Japon et les États-Unis. Il n’a non seulement pas permis de libérer Okinawa des bases militaires américaines, mais il les a renforcées en les incorporant dans le traité de sécurité nippo-américain. L’espoir que le principe de kakunuki-hondonami (sans armes nucléaires comme la métropole) serait appliqué à la nouvelle préfecture a été brutalement trahi lorsque le Japon et les États-Unis ont signé un accord secret selon lequel, en cas d’“urgence”, le Japon autoriserait les États-Unis à réintroduire des armes nucléaires dans ce pays.
Comme il est écrit dans le livre, il est bien connu que Yara Chôbyô, le premier gouverneur démocratiquement élu d’Okinawa, est venu à Tôkyô le 17 novembre 1971, pour soumettre le Kengisho (liste de demandes pour promouvoir la paix et l’autonomie d’Okinawa), soigneusement élaboré, à la Diète qui délibérait sur le texte concernant le retour d’Okinawa dans le giron japonais, mais le parti au pouvoir, le Parti libéral démocrate (PLD), a adopté de force l’accord avant l’arrivée du gouverneur. Cette histoire est profondément gravée dans l’esprit de nombreux habitants d’Okinawa comme un symbole de la désinvolture du gouvernement japonais à l’égard des droits à l’autodétermination des îles.
Les exigences de la proposition Yara et son esprit sont toujours bien vivants, et certains affirment qu’elle est toujours juridiquement valable. Cette année, à l’occasion du 50e anniversaire de la rétrocession d’Okinawa au Japon, l’actuel gouverneur Tamaki Denny envisage de la rééditer (voir pp. 6-8).
Dans vos écrits, vous soulignez souvent qu’Okinawa, tout au long de son histoire, a été souvent discriminé par le gouvernement japonais. Pouvez-vous en donner quelques exemples ?
O-N. S. : Il est difficile d’en citer quelques-uns, mais Okinawa (et le Royaume des Ryûkyû avant cela) a connu un processus d’assimilation forcée similaire à celui de nombreux peuples colonisés et/ou autochtones dans le reste du monde. Ils ont été “encouragés” (c’est-à-dire forcés) à abandonner leur culture, leur patrimoine, leur religion et leur langue pour être de bons sujets de l’empereur. Beaucoup ont changé leur nom pour des noms plus communs à consonance japonaise. Les enfants n’avaient pas le droit de parler leur langue maternelle à l’école et s’ils le faisaient, ils devaient porter une honteuse “plaque de dialecte”. Pour de nombreux Okinawaïens, en particulier les générations plus âgées, le fait que les insulaires aient été assimilés à de fidèles sujets de l’empereur et qu’ils aient pourtant été cruellement sacrifiés et abandonnés par l’empire japonais à la fin de la guerre du Pacifique, avec entre un tiers et un quart (120 000 personnes ou plus) de l’ensemble de la population brutalement tué, et des centaines de milliers d’autres mises au travail forcé, blessées, déplacées et orphelines, et marquées mentalement et physiquement à vie, est le souvenir le plus vif, le plus inoubliable et le plus irréparable de la discrimination.
Il va sans dire qu’un autre exemple flagrant de discrimination est l’oppression militaire permanente et l’imposition des bases militaires, avec environ 70 % des bases américaines au Japon concentrées sur seulement 6 % de la superficie du pays (voir pp. 4-5), malgré l’opposition de la majorité des habitants.
Il y a quelques années, vous avez consacré un livre important à la situation difficile d’Okinawa. Quels sont les principaux problèmes qui, selon vous, doivent être traités de toute urgence ?
O-N. S. : A mon avis, le plus urgent est d’éviter une guerre avec la Chine, car Okinawa serait certainement sacrifiée à nouveau. Okinawa ne doit pas redevenir un champ de bataille, dans le contexte d’un renforcement militaire sur les îles et de l’intensification de la propagande anti-chinoise promue par le gouvernement japonais et une grande partie des médias publics qui ne peuvent plus penser et écrire de manière critique.
Compte tenu de ce que je viens de dire, la construction de la base de Henoko doit être annulée, le renforcement militaire japonais sur les îles de Yonaguni, Miyako, Ishigaki et Amami doit être inversé.
Le gouvernement doit aussi honorer les promesses faites lors du sommet entre Abe Shinzô et le président chinois Xi Jinping de novembre 2014. A cette occasion, le Premier ministre avait tenté de réparer les relations tendues entre les deux nations après la violation par le Japon du statu quo concernant le différend territorial autour des Senkaku [Diaoyu pour les Chinois. Il s’agit d’un chapelet d’îles inhabitées en mer de Chine orientale]. 2022 marquant aussi le 50e anniversaire de la normalisation des relations entre le Japon et la Chine, c’est une excellente occasion de se souvenir, d’honorer et de tenir les promesses faites en 2014. Le Japon doit adopter une position indépendante des États-Unis et de ses alliés occidentaux et se distancier de tout bellicisme raciste et impérialiste contre la Chine.
La situation actuelle pour de nombreux habitants d’Okinawa a un air de déjà-vu. Ils ont peur, à juste titre, que leurs îles soient à nouveau transformées en champs de bataille. Dans le même temps, beaucoup sont fortement influencés par les récits anti-chinois du gouvernement et des médias grand public, selon lesquels la Chine va envahir leurs îles et les forces armées américaines et japonaises défendront Okinawa contre elle. Les îles Ryûkyû sont historiquement plus proches de la Chine que du Japon. Certains pensent qu’Okinawa peut utiliser ses liens historiquement étroits avec le continent pour devenir un pont pacifique entre des nations géopolitiquement opposées et réaliser la paix en Asie du Nord-Est. Parmi eux, l’ancien premier ministre Hatoyama Yukio et ses collègues de l’Institut communautaire de l’Asie de l’Est.
En 2021, j’ai eu la chance de me rendre à Okinawa et de visiter certains des lieux où s’est déroulée la bataille d’Okinawa et où de nombreux civils se sont réfugiés ou se sont suicidés. Quelles sont les principales questions liées à cette bataille que le grand public ne connaît peut-être pas ?
O-N. S. : J’ai beaucoup écrit sur cette question dans le deuxième chapitre de mon livre. J’ajouterai ici quelques points qui n’y figurent pas, mais qui sont d’une importance capitale. L’expérience de la bataille d’Okinawa tend à être placée dans le contexte des souffrances des Japonais pendant la guerre du Pacifique. Les gens (en particulier certains professeurs) identifient souvent Hiroshima, Nagasaki et Okinawa comme trois lieux “sacrés” pour l’éducation à la paix. La bataille a longtemps été décrite comme la “seule bataille terrestre” de la guerre, en ce sens qu’il s’agissait de la seule bataille menée sur le territoire japonais, alors que les autres événements majeurs de la guerre consistaient principalement en des bombardements aériens américains sur des villes japonaises, notamment les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki. Cependant, je pense qu’une telle vision de la bataille d’Okinawa occulte la nature essentielle de l’événement. Le Royaume des Ryûkyû faisait partie des nations colonisées, attaquées et/ou occupées par l’Empire du Japon, comme Taïwan, la Corée, la Mandchourie et d’autres parties de la Chine, une grande partie de l’Asie du Sud-Est et les îles du Pacifique, au cours des sept décennies d’expansion coloniale et impériale de l’Empire, tandis que Hiroshima et Nagasaki étaient toutes deux des bases militaires essentielles pour l’agression et l’expansion du Japon à l’étranger.
Les deux commandants de la bataille d’Okinawa faisaient partie des officiers impliqués dans l’un des événements les plus cruels de l’histoire de l’humanité : le massacre de Nankin en décembre 1937. De même, nombre des soldats japonais qui ont pris part à la bataille d’Okinawa étaient des rapatriés du continent : leurs mains étaient déjà tachées de sang lorsqu’ils sont arrivés à Okinawa en tant que membres de la 32e armée censée défendre les îles.
Même à Okinawa, la position de la préfecture dans l’histoire du Japon et de l’Asie est mal comprise. Beaucoup de gens ont tendance à séparer la bataille d’Okinawa des souffrances causées par le Japon dans d’autres pays d’Asie. Ils ont également tendance à avoir plus de sympathie pour les souffrances des civils dans les capitales militaires de l’Empire lui-même, comme Hiroshima et Nagasaki. Je pense que c’est le résultat du lavage de cerveau auquel les Okinawaïens ont été soumis après avoir été colonisés par le Japon. Le récit “Okinawa fait partie du Japon” a été inculqué dans leur esprit par le système éducatif et les médias d’une manière qui convenait au gouvernement japonais. La tour commémorative Reimei, qui rend hommage aux deux officiers chargés de défendre Okinawa : le général Ushijima, commandant de la 32e armée, et le lieutenant général Chô Isamu, chef d’état-major, en est un exemple flagrant. Le fait que ce monument, rendant hommage à deux hommes qui auraient pu être poursuivis comme criminels de guerre pour le massacre de Nankin, continue de se dresser sur le point culminant de la colline de Mabuni [à l’intérieur du Parc de la paix de la préfecture d’Okinawa] sans susciter la moindre controverse publique à Okinawa est représentatif d’un manque de conscience historique. Celui-ci s’explique par le fait que les Ryûkyû faisaient partie des régions d’Asie-Pacifique colonisées et victimisées par l’Empire du Japon.
Il y a quelques années, on m’a demandé de répondre à la question de savoir comment surmonter la “division” entre Okinawa et la métropole. Je réponds qu’il est de la responsabilité exclusive de la métropole de la “surmonter”, car c’est elle qui a créé cette “division” par ses diverses politiques coloniales discriminatoires décrites ci-dessus, notamment la bataille d’Okinawa, l’occupation d’après-guerre, l’acceptation de l’occupation militaire américaine de 1952 à 1972, la concentration des bases américaines et les préparatifs de guerre actuels sur les îles Ryûkyû. Le gouvernement ne peut surmonter cette “division” qu’en reconnaissant et en mettant fin à cette discrimination. Cependant, peu de Japonais en métropole semblent penser de cette façon.
Propos recueillis par Gianni Simone