Grâce à quelques artisans passionnés, la construction navale traditionnelle a de beaux jours devant elle.
La voile prend le vent et le sabani commence à avancer sur la mer tranquille d’Okinawa. Nous sommes à Kuura, un petit village situé dans la partie nord de l’île d’Ishigaki, à environ 35 minutes en voiture de l’aéroport de Shin-Ishigaki. La côte est parsemée de magnifiques petites plages créées par l’érosion des vagues. C’est une sorte de paradis naturel, qui n’a pas été touché par le tourisme de masse. Yoshida Tomohiro, expert en la matière, vit ici, entouré par la nature luxuriante de la péninsule de Hirakubo. Il vit ici depuis 17 ans. Il est l’un des derniers fabricants de sabani encore en activité au Japon (www.cicadae-sailboat.com).
Les sabani (littéralement “bateau requin”) sont des voiliers traditionnels d’Okinawa. Autrefois, on les voyait souvent sur les mers autour d’Ishigaki. Ils étaient utilisés pour la pêche et le transport de provisions vers et depuis les îles voisines. Ces dernières années, cependant, de plus en plus de gens se sont tournés vers les bateaux à moteur modernes et les élégants sabani sont devenus une espèce navale en voie de disparition.
Yoshida Tomohiro est né et a grandi à Tôkyô. Après avoir obtenu son diplôme d’études secondaires, il n’avait pas d’objectif particulier dans la vie et se contentait d’aider à la taverne de sa mère. Cependant, il trouvait la vie urbaine étouffante ; il voulait voyager et vivre des expériences différentes. “Je me suis rendu pour la première fois à Ishigaki avec ma femme en 1993, j’avais 19 ans et elle 18. Nous avons campé sur l’île pendant environ un mois et avons été hypnotisés par sa beauté et la richesse de son environnement naturel, à tel point que nous nous sommes dit que nous voudrions vivre ici un jour. Après mon retour à Tôkyô, j’ai repris ma vie habituelle, mais en 2004, un de mes amis qui avait un petit restaurant à Ishigaki m’a demandé si j’étais intéressé pour travailler avec lui, alors nous nous sommes installés ici pour de bon”, confie-t-il.
Malheureusement, les choses ne se sont pas bien passées et il a quitté son emploi au bout d’un an. Après cela, il a fait différents boulots, notamment dans une plantation de fruits, dans des travaux routiers et comme constructeur de bâtiments. Puis un jour, il s’est rendu dans une librairie et a trouvé un livre d’Arashiro Yasuhiro, un artisan de bateaux vivant à Shiraho, au sud d’Ishigaki, qui fabriquait des voiliers traditionnels appelés sabani. “J’ai toujours aimé travailler le bois. Découvrir qu’il y avait des gens qui fabriquaient des bateaux en bois sur cette même île a été une révélation stupéfiante. J’étais curieux d’en savoir plus, mais aussi étrange que cela puisse paraître, je pensais qu’il était trop tôt pour rencontrer le type. J’ai gardé cette idée dans un coin de ma tête jusqu’à ce que, huit ans plus tard, j’apprenne qu’Arashiro-san prenait sa retraite. Je me suis empressé de le rencontrer et après un court échange, il a accepté de m’apprendre à construire les bateaux”, raconte-t-il. A l’âge de 37 ans, Yoshida Tomohiro est devenu constructeur de bateaux et sa vie a complètement changé. “En plus de cet artisanat traditionnel, il m’a appris l’importance de penser indépendamment et de trouver la sagesse dans mes propres pensées”.
Au cours des cinq années suivantes, il a tout appris de la fabrication de sabani en assemblant trois bateaux avec l’aide d’Arashiro. Enfin, en 2015, il a fabriqué le quatrième sabani tout seul et a transformé sa passion en entreprise. A ce jour, il a construit 21 bateaux. “J’ai conservé le premier que j’ai réalisé. Je l’utilise soit pour mon plaisir privé, soit pour emmener des clients faire le tour de l’île.”
Les sabani sont réalisés avec des planches de cèdre qui sont pliées et assemblées selon des techniques ancestrales. Aucun clou en fer n’est utilisé car ils sont vulnérables à l’eau de mer. Au lieu de cela, les planches sont assemblées à l’aide de fundô (joints de menuiserie en forme de X) et de kasugai (clous en bambou). Le bateau fini a une forme lisse, comme s’il avait été taillé dans un seul tronc. “Dans le passé, les sabani étaient fabriqués en creusant un tronc d’arbre entier. Avec le temps, cette approche est devenue peu pratique et nous assemblons désormais différentes pièces à la place”, explique Yoshida Tomohiro.
La construction d’un sabani du début à la fin, y compris la coupe de l’arbre et le séchage du bois, prend un an. Historiquement, leurs constructeurs utilisaient une sorte de cèdre japonais appelé obi-sugi pour les fabriquer. “Comme il est désormais presque impossible d’en trouver à Okinawa, nous nous procurons le bois dans la préfecture de Miyazaki, sur l’île de Kyûshû. L’obi-sugi est un bois idéal car, s’il peut supporter les fortes houles de l’océan, il est aussi élastique et peut être courbé pour former les côtés du bateau.”
Le processus proprement dit de découpe, de courbure des côtés du bateau, d’assemblage et de peinture prend environ deux mois. L’artisan commence par prier et jeter du sel sur et autour du morceau de bois qui va être découpé – une ancienne tradition shintoïste aux supposés pouvoirs purificateurs. Dans le passé, de l’huile de foie de requin était appliquée pour améliorer la résistance de la coque à la corrosion, tandis que les voiles étaient traitées avec une peinture locale appelée kuuru (à base de sang de porc) pour améliorer leur capacité à prendre le vent.
Un sabani typique mesure 7 à 8 mètres de long et peut transporter jusqu’à 9 à 10 personnes. Selon sa taille et les spécifications uniques de chaque client, il coûte entre 1,5 et 2,5 millions de yens [entre 11 400 et 19 000,00 euros]. La plupart des clients vivent dans les petites îles qui constituent une bonne partie de la préfecture d’Okinawa. “Ce sont surtout des jeunes qui veulent préserver les traditions et aider l’économie locale grâce au tourisme”, explique Yoshida Tomohiro.
L’un de ces clients est Uesedo Akira, qui vit sur l’île voisine de Taketomi. Depuis qu’il est enfant, celui-ci rêvait de posséder un sabani. Il a finalement vu son désir se réaliser il y a quelques années. Lorsque le sabani flambant neuf a été terminé, l’artisan l’a fait naviguer jusqu’à Taketomi pour participer à une cérémonie locale destinée à bénir le voyage inaugural du bateau. “Lorsque le vent est bon, la distance entre les deux îles peut être couverte en une heure seulement. Mais il faut faire attention aux ferries qui traversent le détroit entre les deux.”
Aujourd’hui, Uesedo Akira est l’heureux propriétaire de trois bateaux qu’il utilise pour son activité touristique. “Pour moi, les sabani détiennent le savoir de nos ancêtres et représentent les luttes qu’ils ont dû mener pour vivre à Taketomi. J’espère que mes bateaux serviront de pont entre le passé, le présent et l’avenir de notre île, nous unissant à travers les générations”, déclare-t-il.
Le sabani était autrefois un outil vital dans la vie des habitants de Taketomi, car il n’y a pas de rizières sur cette île. “Le riz était cultivé sur l’île d’Iriomote et, pendant la récolte, des familles entières venaient de Taketomi en bateau (les enfants prenant même congé de l’école) pour aider dans les champs,. Je veux aider les habitants de Taketomi à apprendre à naviguer sur le sabani. C’est formidable d’emmener les visiteurs de Taketomi à bord pour leur faire découvrir notre île. De cette façon, le sabani nous aidera à nous connecter avec toutes sortes de personnes. J’espère un jour suivre les traces de nos ancêtres et naviguer vers Iriomote comme ils le faisaient”, poursuit-il.
Naviguer sur un sabani en pleine mer est plus facile à dire qu’à faire. Bien qu’ils soient des bateaux simples, apprendre à les faire naviguer peut prendre du temps. Plus important encore, il faut apprendre à connaître la direction du vent. Selon Yoshida Tomohiro, à part la saison des typhons en été, le temps est généralement assez stable. Toutefois, si vous voyez des nuages sombres s’approcher rapidement, vous feriez mieux de rentrer chez vous car un grain pourrait arriver.
Lorsqu’il ne travaille pas sur un nouveau bateau, il passe les vacances à emmener ses clients en croisière autour d’Ishigaki. Glissant doucement sur la mer calme, son sabani entraîne les touristes vers des plages et des petites grottes que l’on ne peut atteindre que par la mer. Du début de l’été à l’automne, les tortues de mer se reproduisent et peuvent être facilement repérées. Comme le sabani ne fait pas de bruit, les tortues n’ont pas peur de s’approcher. Les excursions qui incluent la plongée avec tuba sont particulièrement populaires. Il reste beaucoup de corail dans la mer dans la partie nord d’Ishigaki, où la nature intacte est d’une beauté à couper le souffle.
Selon l’artisan, il y a actuellement au moins cinq autres fabricants de sabani à Okinawa, dont une femme d’Iriomote, Kunioka Kyôko, qui a appris le métier avec Yoshida auprès d’Arashiro-
san. Quant aux deux enfants de Yoshida, ils ne semblent pas vouloir suivre les traces de leur père. Son fils de 20 ans partage toutefois la passion de son père pour le travail du bois, tandis que sa fille, qui est encore au collège, a déjà décidé qu’elle voulait ouvrir sa propre entreprise de tourisme.
Chaque jour, l’artisan bénit le moment où il a décidé de s’installer à Ishigaki. “A l’époque, j’en avais assez de la commodité coûteuse et gaspilleuse offerte par la vie en ville. Je voulais vivre le plus naturellement possible. Vivre ici toute l’année peut être difficile – c’est très différent de passer quelques jours en tant que touriste – mais cela m’a appris l’importance de l’entraide. On peut acquérir beaucoup de sagesse en vivant en lien avec la nature”, assure-t-il. Après toutes ces années, Yoshida Tomohiro est toujours très actif dans la construction navale, l’enseignement et la promotion de l’utilisation des voiliers qui ont changé sa vie. Il a décidé qu’il ferait des sabani jusqu’à sa mort.
G. S.