Depuis sa fondation en 1948, l’Okinawa Times n’a cessé de s’engager en faveur de la défense des intérêts de l’archipel.
A l’ère d’Internet, de la domination des images, des “fake news” et des temps d’attention réduits, de nombreux médias écrits doivent s’adapter rapidement à la nouvelle situation s’ils veulent survivre. L’Okinawa Times n’y a pas échappé. En décembre 2021, une nouvelle rotative est entrée en service ; en janvier 2022, le journal est passé entièrement à la couleur ; et depuis 2018, le journal a une toute nouvelle patronne, Yonamine Kazue, qui a la particularité d’être la seule femme rédactrice en chef d’un quotidien au Japon.
Figurant parmi les deux principaux quotidiens d’Okinawa, l’Okinawa Times est une publication relativement jeune puisqu’il est né le 1er juillet 1948 des cendres de l’Okinawa Shimpô.
Il a été fondé par neuf anciens employés de ce journal qui, dans un contexte de destruction générale et de manque de machines, ont dû se contenter d’une ronéotypie. Quoi qu’il en soit, ils ont commencé par publier un scoop sur le passage au “B yen”, la monnaie alors émise par l’armée d’occupation américaine. En effet, dans l’immédiat après-guerre, l’Okinawa Times était le seul quotidien “professionnel” à Okinawa, l’autre grand journal, l’Uruma Shimpô (désormais Ryûkyû Shimpô, voir pp. 12-13) étant publié par des enseignants et d’autres personnes inexpérimentées.
La position éditoriale générale de l’Okinawa Times est favorable au pacifisme et à la neutralité non armée. Il s’oppose aux amendements constitutionnels – en particulier concernant l’article 9, qui interdit la guerre – et aux changements d’interprétation du droit d’autodéfense collective. Il exprime également avec vigueur son opposition aux bases militaires américaines et à leurs effets négatifs sur la vie à Okinawa. En 1971, par exemple, il a été récompensé par le Congrès japonais des journalistes pour son reportage sur la fuite de gaz toxiques sur l’île. En juillet 1969, il est apparu qu’il y avait eu une fuite au dépôt de munitions de Chibana, dans le village de Misato (actuellement Okinawa City), où 13 000 tonnes d’armes à gaz toxique étaient stockées. Bien que le protocole de Genève interdise “l’utilisation d’armes chimiques en temps de guerre”, leur développement, leur production n’étaient pas interdits, et Okinawa était devenu un lieu de stockage de ces substances. Ce scoop a déclenché de vives protestations réclamant le retrait de ces armes du territoire local. Cependant, les négociations entre les autorités et l’armée américaine ont pris du temps, car elles devaient déterminer l’itinéraire et les coûts du transfert, ainsi que les mesures de sécurité pour les habitants. Finalement, les dernières armes à gaz toxique ont quitté les îles le 9 septembre 1971, plus de deux ans après l’incident.
Depuis sa création, l’Okinawa Times a joué un rôle important au sein de la communauté locale.
En 1972, par exemple, le journal a remporté le 20e prix Kikuchi Kan pour la série de Yoshiaki
Toyohira intitulée “Promouvoir la protection de toute la culture d’Okinawa après la guerre”. Puis, en 1978, Arakawa Akira a reçu le 32e prix culturel du Mainichi pour ses mémoires sur le temps qu’il a passé dans les îles Yaeyama en tant que chef d’agence du journal. Aujourd’hui, les îles Yaeyama sont l’une des principales destinations touristiques d’Okinawa, Mais lorsqu’Arakawa y vivait, alors qu’elles étaient toujours sous tutelle américaine, il y avait encore peu de touristes et les habitants vivaient dans des conditions difficiles dues notamment aux taxes, à la migration forcée et à la malaria.
Dans un entretien accordé à Zoom Japon, Yonamine Kazue confirme l’engagement du journal envers la communauté locale. “Okinawa, ou plutôt le royaume des Ryûkyû, existait bien avant d’être annexé de force au Japon. Et même après l’annexion, ce territoire a conservé sa culture et sa langue propres. À cet égard, en plus de faire ce que fait tout journal, c’est-à-dire diffuser les nouvelles et suivre la situation politique et économique, notre mission a été de soutenir la culture, la musique et la danse traditionnelles locales et de garder vivants les souvenirs de la guerre”, explique-t-elle. “Nous parrainons également Okiten, une exposition artistique annuelle. Elle a été organisée pour la première fois en 1949 avec l’idée que la promotion culturelle permettrait de soutenir les citoyens de la préfecture pendant les temps difficiles de la reconstruction, et elle s’est poursuivie pendant plus de 70 ans, devenant le plus grand événement artistique d’Okinawa”, ajoute-t-elle.
L’engagement de l’Okinawa Times envers la communauté locale s’étend à l’autre grand quotidien de l’archipel, le Ryûkyû Shimpô. Les deux journaux sont peut-être rivaux dans les kiosques, mais ils estiment aussi avoir besoin l’un de l’autre pour survivre. C’est pourquoi, en 2009, ils ont signé un accord pour s’entraider en cas de catastrophe ou de défaillance du système.
L’essor d’Internet au cours des 20 à 30 dernières années a rendu la vie de plus en plus difficile aux médias traditionnels, et les journaux japonais ont été particulièrement lents à s’adapter à la nouvelle situation, probablement parce que leur modèle de distribution (jusqu’à récemment, le portage à domicile dominait) et la fidélité de leurs lecteurs plus âgés ont partiellement ralenti la baisse de la diffusion et des revenus publicitaires. Actuellement, le tirage de l’Okinawa Times s’élève à 150 000 exemplaires.
“L’édition papier perd constamment des lecteurs et cette tendance négative s’est aggravée au cours des cinq ou six dernières années. C’est bien sûr un problème que nous partageons avec d’autres journaux, non seulement au Japon mais aussi dans le monde entier. De plus, à l’exception du Nihon Keizai Shimbun [le plus grand quotidien financier du Japon], les journaux japonais ont été lents à développer une forte présence en ligne. C’est dans cet esprit que nous construisons un site Internet plus attrayant et plus facile à naviguer, même si Okinawa est une destination touristique populaire et que nous avons une chance d’attirer un lectorat plus large qui va au-delà de notre base locale traditionnelle”, explique Yonamine Kazue.
“Toutefois, pour l’instant, l’édition papier reste notre principal débouché. Voilà pourquoi nous avons cherché à moderniser et à améliorer sa production. Par exemple, cette année, notre nouvelle presse rotative a commencé à fonctionner et désormais toutes les pages sont imprimées en couleur et comportent davantage de photos. Après tout, nous vivons à l’ère de YouTube et d’Instagram et nous comprenons que pour susciter l’intérêt de nos lecteurs, nous devons améliorer l’aspect du journal”, ajoute-t-elle. En 2009, afin de réduire les coûts, l’édition du soir a été supprimée. L’entreprise a expliqué qu’elle avait pris cette décision parce que les recettes publicitaires diminuaient rapidement tandis que le coût de production du journal augmentait en raison de la hausse du coût du papier. Depuis lors, les nouvelles du soir sont publiées sur le site Internet.
Depuis 20 ans, l’Okinawa Times publie également Warabi, une édition pour enfants de huit pages contenant des commentaires d’actualité destinés aux jeunes lecteurs. “Comme je l’ai déjà mentionné, la plupart des lecteurs de l’édition papier ont la cinquantaine ou plus. D’autre part, de plus en plus de familles interrompent leurs abonnements. Par conséquent, le nombre de jeunes qui n’ont jamais lu de journal est en augmentation. Ils ne savent pas à quoi ressemble un journal, ni quel genre d’articles il contient. Nous espérons donc que le ministère de l’Education encouragera l’utilisation du journal dans les écoles afin d’améliorer les compétences de lecture des élèves et leur connaissance des questions sociales et culturelles. Bien sûr, les jeunes générations ne jurent que par les gadgets électroniques, mais j’espère au moins qu’ils seront incités à consulter le contenu des journaux sur leurs smartphones”, confie-t-elle.
L’Okinawa Times compte actuellement 277 employés dont 130 personnes à la rédaction. Yonamine Kazue travaille au journal depuis 1990 et constitue un exemple rare de femme occupant la première place dans un quotidien, ayant été promue rédactrice en chef il y a trois ans. Le journal, à cet égard, a toujours été un précurseur en la matière puisque déjà dans les années 1990, Yui Akiko était devenue la toute première femme rédactrice en chef d’un journal au Japon. “Récemment, pendant deux ans, le Kôbe Shinbun a eu une femme à sa tête, mais maintenant je suis la seule qui reste”, constate-t-elle.
Au cours des 32 années qu’elle a passées à l’Okinawa Times, elle a connu son lot de périodes difficiles et a été témoin de nombreux changements dans le secteur. “J’ai été embauchée au terme de ma troisième tentative. La première fois, l’année où j’ai obtenu mon diplôme universitaire, je suis allée jusqu’à l’entretien final, j’ai donc été choquée quand ils ne m’ont pas embauchée. Le journalisme était le métier de mes rêves, alors je n’ai pas abandonné. A l’époque, je pensais que l’égalité des sexes était la norme. Après tout, la loi sur l’égalité des chances en matière d’emploi avait été promulguée en 1985. Puis j’ai commencé à chercher du travail et j’ai découvert que les femmes étaient régulièrement exclues de la profession. En 1989, ils n’ont engagé que deux filles ; quatre en 1990, dont moi-même, principalement parce que cette année-là, l’Okinawa Times a engagé beaucoup de monde. C’était les années de la bulle financière, vous savez”, se souvient-elle.
Pendant six mois, Yonamine Kazue a travaillé comme correctrice. Les autres femmes de l’entreprise étaient soit en charge de la section féminine, soit affectées au département des affaires sociales. Cependant, elle a fini par devenir reporter auprès des services de police et a été complètement immergée dans un monde exclusivement masculin. “Je rentrais régulièrement chez moi à 2 ou 3 heures du matin après avoir passé la nuit à boire avec des policiers pour obtenir des informations utiles”, raconte-t-elle. “Le seul avantage d’être la seule femme était que tout le monde se souvenait de mon visage et de mon nom. D’un autre côté, mes supérieurs pensaient que mon meilleur atout était qu’étant une femme, je pouvais utiliser ma féminité pour obtenir des informations.”
La pression pour réussir dans un monde dominé par les hommes est devenue si forte qu’à un moment donné, Yonamine Kazue a été en congé pendant environ six mois pour cause de dépression. “Plus tard, je suis devenue la première employée du journal à profiter du programme d’aide à la réintégration. En définitive, j’ai pu continuer à faire ce travail pendant plus de 30 ans parce que je l’aime vraiment. Je trouve de la joie dans le fait de faire quelque chose qui profite à la société d’Okinawa plutôt que de poursuivre mon seul profit. Heureusement, les conditions sont aujourd’hui bien plus favorables pour les femmes journalistes. Cela ne veut pas dire que tout va bien, mais la situation s’est nettement améliorée”, note-t-elle. En 2010, elle a remporté un prix du journalisme sur la pauvreté pour une série intitulée Ikiru no fu [La partition d’une vie]. En 2014, elle est devenue responsable du département des affaires sociales, et un an plus tard, elle a été promue au poste de rédactrice en chef adjointe.
“En tant que responsable de la rédaction, j’essaie toujours d’être juste. Autrefois, si le rédacteur en chef n’aimait pas un article, il disait simplement au journaliste de le réécrire. Mais aujourd’hui, c’est différent. Si je n’aime pas quelque chose, j’essaie toujours d’expliquer ce qui ne va pas dans l’article et de proposer mes conseils pour l’améliorer”, confie-t-elle.
Même aujourd’hui, les journaux japonais restent un environnement de travail majoritairement masculin, à tel point que le pourcentage de femmes journalistes est probablement inférieur à 1 %. “L’une des principales raisons est que c’est un travail exigeant avec de très longues heures de travail”, reconnaît Yonamine Kazue. “D’un autre côté, c’est un travail extrêmement gratifiant et je pense que le monde de l’information ne peut que gagner à accepter davantage de femmes dans ses rangs, notamment aux postes de direction. C’est pourquoi nous devons modifier les conditions de travail et créer un système plus flexible, par exemple en donnant aux journalistes le choix de commencer et de terminer leur travail plus tôt ou plus tard, en fonction de leurs besoins. Les femmes, en particulier, ont la charge supplémentaire d’élever les enfants et de faire la plupart des travaux ménagers. Elles devraient donc être autorisées à travailler moins longtemps après l’accouchement. Dans le même temps, davantage d’hommes doivent se sentir libres de prendre un congé parental. A l’heure actuelle, malheureusement, très peu de personnes prennent plus de deux mois.”
Depuis la bataille d’Okinawa, qui a fait 200 000 morts, et l’occupation américaine qui a suivi, la présence militaire américaine dans les îles est une source constante de problèmes. Les nouvelles locales sont toujours pleines d’histoires sur les bases américaines, et l’Okinawa Times ne fait pas exception. Au fil des ans, le journal a remporté de nombreux prix pour avoir couvert des sujets tels que les forces d’autodéfense (les forces armées japonaises), le déménagement de la base aérienne de Futenma [qui devrait être installée à Nago où la construction de la base de Henoko suscite la mobilisation locale], les munitions non explosées et le déploiement des avions Osprey [appareils pouvant décoller verticalement sources de plusieurs incidents].
“Les bases américaines sont incontestablement le plus gros problème d’Okinawa. Elles arrivent toujours en tête chaque fois que les habitants de l’île sont interrogés sur les choses qui les inquiètent le plus. La raison en est que ces bases sont une source constante de problèmes, qu’il s’agisse du bruit, des accidents d’avion, de la pollution ou des viols. Ce qui rend les choses difficiles pour les médias, c’est que l’armée américaine ne fournit aucune information. Même pendant la crise de la COVID-19, elle a d’abord refusé de dire combien de militaires avaient été infectés. C’est ce secret, cette réticence à collaborer avec les autorités locales, qui alimente les craintes et la méfiance de la population”, regrette la rédactrice en chef. “Aujourd’hui même, par exemple, nous avons publié un autre article sur la présence de niveaux alarmants d’un agent cancérigène présumé, l’acide perfluorooctanesulfonique (PFOS) et d’autres substances dangereuses dans l’eau potable et les eaux souterraines près des bases américaines. Dans de nombreux sites étudiés, les niveaux de matières toxiques dépassaient les limites fixées par le ministère de l’Environnement. Le gouvernement de Tôkyô et la préfecture ont demandé à l’armée américaine de les autoriser à effectuer des inspections sur place dans ses bases, mais là encore, ces demandes ont été rejetées. Comme vous pouvez l’imaginer, tout le monde est inquiet, en particulier les personnes ayant de jeunes enfants et qui ont peur de les laisser boire l’eau du robinet. C’est pourquoi les médias d’Okinawa sont unis pour suivre cette affaire et tenir les citoyens informés de l’évolution de la situation.”
G. S.