Dans Ushiku, Thomas Ash raconte la dureté des conditions de détention des réfugiés en attente d’une décision.
D ans le dernier film du documentariste Thomas Ash, Ushiku, qui est actuellement projeté dans les cinémas japonais, il est question de l’un des 17 centres d’immigration du Japon situé à Ushiku, ville de la préfecture d’Ibaraki, au nord-est de Tôkyô. Ces lieux ont acquis ces dernières années le statut tristement célèbre de “prisons de facto” où sont détenus des étrangers pendant de longues périodes, soumis à des violences physiques et psychologiques. Zoom Japon s’est entretenu avec le réalisateur de son film et de la politique d’immigration controversée du Japon.
Comment vous est venue l’idée de ce film ?
Thomas Ash : Je suis membre d’une église locale au Japon. Un autre membre m’a invité à me joindre à un groupe de bénévoles qui visitent le Centre d’immigration de l’est du Japon (nom officiel d’Ushiku) et apportent leur soutien aux personnes qui y vivent. En discutant et en apprenant à connaître certaines de ces personnes, j’ai compris qu’elles avaient très peu d’occasions de faire connaître leur histoire en dehors du centre. J’ai donc décidé de filmer mes rencontres avec eux.
Je pensais que filmer à l’intérieur de ces installations était interdit.
T. A. : C’est le cas. J’ai donc utilisé une caméra cachée. C’est pourquoi les images sont souvent floues et les voix quelque peu étouffées. Tout a été fait dans la plus grande discrétion.
N’en avez-vous pas subi les conséquences ?
T. A. : En réalité, aucune loi n’interdit ce que j’ai fait. C’est juste une règle que le centre de détention a inventée parce qu’ils ne veulent pas que les gens sachent ce qui se passe à l’intérieur. Vous pouvez voir ce que j’ai fait comme un acte de désobéissance civile. Pour moi, si nous obéissons aux lois qui violent les droits de l’homme, nous devenons nous-mêmes les auteurs de ces crimes.
Neuf personnes retenues à Ushiku sont présentées dans ce film. Pourquoi y sont-elles ?
T. A. : Pour différentes raisons. Les cas qui intéressent les journaux sont ceux des réfugiés politiques et des demandeurs d’asile. Ils peuvent entrer au Japon en tant que touristes et demander ensuite le statut de réfugié. D’autres font leur demande dès leur arrivée à l’aéroport. Ils sont considérés comme des personnes ayant dépassé la durée légale de séjour même si elles sont entrées sans visa. Toutes ces personnes ne peuvent pas retourner dans leur pays en raison de conflits ou parce qu’elles sont persécutées politiquement et risquent d’être arrêtées, torturées ou même tuées. Malheureusement, le Japon a un mauvais bilan en matière d’accueil des réfugiés puisque le taux de reconnaissance est extrêmement faible (0,4 % en 2019).
Il y a ensuite ceux qui vivent au Japon depuis un certain temps mais qui, pour une raison ou pour une autre, n’ont pas été autorisés à renouveler leur visa et ont été déclarés résidants illégaux avec ordre de quitter le pays. Cependant, certains d’entre eux refusent de partir. Par exemple, disons qu’un homme vit au Japon depuis 30 ans. Il a une femme et des enfants. C’est autant de raisons humanitaires pour lesquelles ils ne devraient probablement pas être renvoyés. Il est alors placé dans un centre de rétention. Dans d’autres cas, un ordre d’expulsion peut être émis, suivi d’une tentative d’expulsion qui échoue. En effet, les autorités japonaises utilisent principalement des vols commerciaux pour les expulsions, et non des vols charter. Ainsi, le pilote peut toujours refuser de faire monter à bord la personne expulsée pour des raisons de sécurité. Par exemple, il y a quelques années, un tragique accident est survenu : une personne expulsée a été tuée. Elle a été étouffée lorsque des agents d’immigration tentaient de la maîtriser. C’est bien pour éviter ce genre de situation que le pilote se réserve le droit de refuser de faire monter une personne expulsée agitée. Dans ce cas de figure, la personne est donc placée dans un centre comme celui décrit dans le film.
Comme vous le voyez, il y a beaucoup de cas différents. Mais quoi qu’il en soit, toutes ces personnes ont des droits. Et ces endroits sont comme des prisons où on les en prive. Mais en ce qui concerne plus particulièrement les réfugiés et les demandeurs d’asile qui demandent de l’aide, ce que nous réclamons, c’est que leurs demandes soient traitées de manière transparente, équitable et rapide. Actuellement, c’est loin d’être le cas. Je ne prétends pas que tous ces gens devraient être reconnus comme des réfugiés. Ce que je dis, c’est que chacun devrait avoir la possibilité de voir sa demande évaluée en temps opportun et de manière transparente.
Pendant combien de temps sont-ils retenus ?
T. A. : Parmi les neuf personnes qui apparaissent dans mon film, la plus longue détention a été de trois à quatre ans. Mais certaines personnes sont là depuis huit ans. Pouvez-vous imaginer cela ? Et ils n’ont rien fait de mal, ce ne sont pas des criminels. C’est une situation cauchemardesque.
La scène la plus éprouvante du film est celle où l’on voit l’une de ces personnes se faire encercler par plusieurs gardes, être contrainte par la force et blessée au passage. S’agit-il d’une reconstitution ?
T. A. : Non, c’était réel. Ces gens filment réellement ce qu’ils font, même les choses qu’ils feraient mieux de garder secrètes parce qu’elles sont si honteuses.
Comment êtes-vous entré en possession de ces images ?
T. A. : L’homme qui a été agressé a poursuivi le centre d’immigration et son avocat a obtenu la diffusion de la vidéo dans le cadre du procès, comme preuve de ce qui s’était passé. Lorsque nous en avons parlé, ils ont décidé de la diffuser publiquement. Nous avons eu de la chance d’obtenir cette vidéo car ils ne la conservent généralement que pendant un certain temps et il est arrivé qu’ils disent qu’elle avait été supprimée par erreur, vous savez comment ça marche. Quoi qu’il en soit, ils font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher que ces vidéos soient vues par d’autres personnes, ou ils essaient de retarder le processus. Malheureusement, les cas de violence à l’encontre des personnes retenues dans ces centres sont assez fréquents lorsqu’ils ne font pas profil bas ou qu’ils causent des problèmes. Il s’agit alors de leur donner une leçon.
Certaines des personnes figurant dans votre film ont assisté aux projections à Shibuya.
T. A. : Oui, ils sont tous sortis en ce moment. Voici comment cela fonctionne. En général, les personnes détenues dans les centres d’immigration n’ont aucune chance de sortir, sauf si elles font une grève de la faim, auquel cas elles bénéficient de deux semaines de liberté provisoire. Mais ces neuf personnes en ont reçu deux mois. Personne ne leur en a donné la raison, mais nous pensons que c’est à cause de la pandémie. Bien sûr, elles sont censées rentrer un jour ou l’autre, mais elles ne savent toujours pas quand. Tous les deux mois, elles doivent se présenter pour un renouvellement. C’est ainsi qu’elles vivent leur vie en ce moment, se demandant constamment quand elles seront à nouveau arrêtées. Elles vivent dans des conditions extrêmement stressantes.
Je suppose que vous avez cessé de vous rendre à Ushiku ?
T. A. : Je n’y suis plus autorisé, bien sûr. Je suis devenu persona non grata. Cependant, l’église dont je suis membre travaille désormais avec des personnes en liberté sous caution, j’ai donc trouvé un autre moyen d’aider ces personnes. Je travaille avec des hommes et des femmes en dehors du centre de rétention. Donc c’est bien. Je peux toujours m’y rendre pour récupérer quelqu’un s’il est sur le point de sortir. Mais je ne suis pas autorisé à leur rendre visite.
Je suppose qu’ils ont mis un avis de recherche pour vous à Ushiku.
T. A. : Il n’y a pas d’avis de recherche, mais il y a beaucoup plus d’affiches qu’avant qui disent “Interdiction de filmer” (rires) !
Propos recueillis par G. S