Le traitement des voyageurs pendant la crise sanitaire est révélateur de l’esprit de fermeture qui habite encore le pays.
Aéroport de Haneda, le 21 décembre 2021. Le vol 046 de la Japan Airlines vient de se poser sur le tarmac à l’heure prévue. Il est un peu plus de 14 h 30. A travers les hublots, la lumière d’un après-midi hivernal ensoleillé éclaire doucement la cabine et ses rangées clairsemées. L’année touche à sa fin et l’avion aurait été bondé en temps normal ; ce jour-là, il est au trois-quarts vide. De fait, chacun a pu s’allonger à sa guise durant ce long trajet qui lie Paris à Tôkyô. Une aubaine en classe économique. Mais il s’agit bien évidemment d’un cadeau perfide, le résultat d’une décision prise par les autorités japonaises de réduire drastiquement le nombre d’entrées sur le territoire. 3 500 par jour depuis le 29 novembre. Ceux qui viennent hors de l’Archipel ne sont pas les bienvenus, qu’ils soient de nationalité japonaise ou non. Le confort relatif à bord n’était en fait que le prélude à un parcours qui va vite s’apparenter à une descente aux enfers. Ou, si l’expression paraît excessive à un moment où l’Ukraine vit des heures tragiques, à une plongée dans un univers kafkaïen savamment orchestré, comme pour punir le malotru qui ose vouloir pénétrer un espace “pur” libre de tout virus.
“Pur”, le Japon l’était effectivement en cette période qui précède Noël. Selon les statistiques établies par la NHK, le groupe audiovisuel national japonais, le nombre de cas de contamination au SARS-Cov-2 à la date du 21 décembre était de 246 au niveau national, 37 à Tôkyô. Quant au variant Omicron, le ministère de la Santé en dénombrait, toujours à la même date, 3 cas sur le territoire, aucun dans la capitale ni aux postes frontières. C’est dans ce contexte proche du “zéro covid” que je m’apprêtais, avec une trentaine de passagers, à descendre de l’avion, non sans avoir vérifié à plusieurs reprises que j’avais à portée de main les documents demandés par les autorités sanitaires japonaises.
J’aimerais pouvoir ne pas entrer dans le détail des tracasseries administratives qui ont suivi. Mais c’est bien de leur enchaînement tout à la fois méthodique et chaotique – l’ensemble est appelé officiellement mizugiwa taisaku (littéralement “mesures au bord de l’eau”, expression qui sied à un pays sans frontière terrestre) – que naît le sentiment d’être englué dans un processus parfaitement absurde. Les mesures ne sont rien d’autre pour le voyageur qu’un message lui signifiant combien le Japon regrette sa présence. Du côté du gouvernement, on a néanmoins très vite saisi les bénéfices que les dirigeants pouvaient en tirer en termes de popularité ; l’art de filtrer les éléments indésirables au plus tôt a été érigé en vitrine de la politique sanitaire. La rigueur des dispositions prises à la frontière – autrement dit, le degré de fermeture du pays – a été et demeure jusqu’à maintenant l’étalon grâce auquel l’opinion publique juge de l’efficacité de l’action anti-covid menée par l’exécutif.
Les dispositifs mis en place depuis mars 2020 ont bien entendu évolué en fonction de la gravité de la situation sanitaire. Pour ceux qui viennent de France, ils n’ont jamais été aussi sévères que durant les deux mois de décembre 2021 et janvier 2022. Dans les grandes lignes, le voyageur se voyait infliger une mise en quarantaine de quatorze jours jusqu’au 28 janvier (sept jours à partir du 29 janvier au 28 février) dont trois dans un hôtel désigné par les autorités sanitaires (six à partir du 24 décembre jusqu’à fin février). Pour ma part, j’ai eu droit à trois nuits d’hôtel (les 21, 22 et 23 décembre) suivis d’un confinement chez moi à Tôkyô qui a duré jusqu’au 4 janvier.
Quelques mots donc pour décrire le genre de désagréments réservés à celui qui entendait fouler le sol japonais cet hiver.
Première étape : présenter à Roissy l’attestation d’un test PCR ou antigénique négatif effectué moins de 72 heures avant le départ, au format imposé par le gouvernement.
Deuxième étape : télécharger avant l’embarquement les applications requises, au nombre de trois, et remplir un document dans lequel on déclare sur l’honneur avoir pris connaissance des conditions de la quarantaine et des éventuelles sanctions.
Troisième étape : tel un détenu qui rejoint sa cellule de prison, s’engager, muni d’un numéro et d’une étiquette rose au poignet, dans le parcours balisé et hautement surveillé qui mène des dédales de l’aéroport jusqu’à l’hôtel dont on nous taira le nom jusqu’à ce qu’on arrive à destination. Une impression ne me lâchera pas tout le long du trajet vers l’établissement assigné : celle de me retrouver dans le car du film Battle Royale (2000) de Fukasaku Kinji avec, au bout du voyage, un accueil musclé préparé avec soin par M. Kitano (interprété par Kitano Takeshi).
Quatrième étape : l’hôtel. Le car s’est dirigé vers l’ouest de l’aéroport, en s’éloignant du centre de la capitale. Un ouf de soulagement, car ce que nous craignions tous, c’est de nous retrouver dans un dortoir de l’Ecole de police, sans chauffage, sans toilettes ni salle de bains dans les chambres. Nous étions finalement amenés à l’hôtel Apa de Yokohama, enseigne connue pour l’exiguïté de ses chambres (et les propos nationalistes tenus par sa dirigeante). Commençaient alors, aux frais de l’Etat, trois jours et trois nuits enfermé dans un espace de 12 m2, avec interdiction formelle de le quitter. Trois fois par jour, un bentô froid était distribué devant la porte, que nous devions ouvrir muni de nos masques. Via l’application de l’hôtel, il nous a fallu rendre compte chaque matin de notre condition physique (un thermomètre nous avait été distribué au préalable). En se rendant sur le site du ministère de la Santé, il nous a été aussi demandé de répondre chaque jour pendant deux semaines à un questionnaire, portant également sur d’éventuels symptômes du Covid 19. Il faut surtout noter que par l’intermédiaire d’une application nommée MySOS, commençait ce que beaucoup considèrent comme un véritable harcèlement : la surveillance du contaminé putatif. Il allait durer pendant quatorze jours comprenant deux volets. Un appel vidéo nous demandant de montrer notre visage et le lieu où nous nous trouvons ; un message nous enjoignant de réagir sur le champ à la question ima doko (“Où êtes-vous ?”) en appuyant sur le bouton idoine. En quatorze jours, j’ai reçu 18 appels vidéo et 28 messages ima doko émis de façon aléatoire entre 8 h et 21 h.
Cinquième étape : le confinement. Au terme des trois nuits, l’hôtel nous libère dès lors que le test PCR effectué le troisième jour s’avère négatif. Le 24 décembre, un car nous a ramenés à l’aéroport, d’où il m’a fallu utiliser un VTC, réservé à l’avance, pour rentrer chez moi, le recours aux transports publics (y compris le taxi) étant interdit pendant la quarantaine. Les choses se sont compliquées le dimanche 26 décembre : je reçois un coup de fil du Centre de santé publique (hokenjo) local, qui gère dans les faits la crise sanitaire sur le terrain, m’indiquant qu’un des passagers du vol 046 de la JAL avait été testé positif au variant Omicron. Désigné cas contact, il m’a fallu accepter de faire deux tests PCR supplémentaires, d’être appelé régulièrement par les services du ministère de la Santé et d’effectuer un second compte rendu quotidien sur ma condition physique via une plate-forme des Centres de santé publique intitulée HER-SYS.
Au final, M. Kitano ne s’est pas présenté. A première vue, Battle Royale reste une pure fiction. Personne n’est convié à s’engager dans une tuerie mutuelle sur une île inhabitée. Mais en est-on vraiment certain ? Une chose est sûre : les “mesures au bord de l’eau” contiennent une violence qui ne dit pas son nom. La personne en provenance de l’étranger se trouve sacrifiée symboliquement à l’autel de la sécurité sanitaire nationale. Telle était la conclusion logique des ressortissants japonais séjournant hors de l’Archipel (kaigaizairyûhôjin, selon la nomenclature administrative), à qui, le 29 novembre dernier, l’exécutif avait retiré la possibilité de réserver un vol pour rentrer chez eux avant de se rétracter sous les protestations. Sans doute ne sont-ils que des citoyens de seconde zone (ils n’ont obtenu le droit de vote qu’en 2004). Ajoutons tout de suite que ce sentiment d’injustice était assorti d’une sorte d’hébétude provoquée par une situation inhérente au Japon depuis 1945. Il s’est avéré en effet que la progression du variant Omicron dans l’Archipel n’était en rien reliée aux failles du contrôle à la frontière, mais à la présence des bases américaines qui laissaient entrer sans test leurs soldats en provenance des Etats-Unis. Autrement dit, les personnes venant de l’étranger endossaient la figure de l’impur pour rien. Le bannissement n’en était pas moins réel. Allant de pair avec la politique de fermeture du pays – le sakoku –, il s’insère dans un processus plus vaste qui donne à voir la présence obstinée d’une société qui ignore tout du Cool Japan, pour reprendre le slogan lancé en son temps par Abe Shinzô, l’ancien Premier ministre. Le repli sur soi, la fermeture et ses multiples conséquences n’ont en effet rien de cool. Ils participent d’un jeu social consistant à exclure l’autre indésirable, symboliquement ou physiquement. Jeu qui peut être aussi dévastateur que celui qui se déploie dans Battle Royale.
Ce que révèle la crise de la Covid-19 depuis plus de deux ans est le point suivant : tous ceux qui se trouvent en dehors de l’univers quotidien, momentanément (un collègue en voyage d’affaires, peu importe la destination) ou durablement (une sœur qui vit à New York avec son mari américain), seraient potentiellement porteurs de malédiction. A Tôkyô, n’a-t-on pas très vite stigmatisé comme lieux de propagation du virus les host-clubs du quartier de plaisir de Kabukichô, à Shinjuku où les Japonaises viennent profiter d’un moment littéralement entra-ordinaire après leur journée de labeur ? Que dire des pachinko, ces établissements dédiés au flipper vertical dans lesquels les clients certes s’entassent, qui ont été acculés à la fermeture suite à la pression des habitants ? Des patrouilles se sont constituées au niveau des quartiers afin de surveiller les individus, à l’image des tonarigumi de triste mémoire de la période militariste. Dès que l’on élargit un peu le spectre, on s’aperçoit également qu’il y a une opposition forte entre la province et les grandes métropoles. Les Tokyoïtes eux-mêmes, parce qu’ils sont précisément de Tôkyô, ont fait ainsi l’objet de rejet. La chasse aux véhicules en provenance de la capitale a été observée lors des premiers mois de la pandémie, les internautes arborant fièrement leurs prises – les plaques d’immatriculation – sur les réseaux sociaux.
Le sakoku s’observe ainsi sur plusieurs niveaux. A l’intérieur du territoire national, ce sont les Japonais ordinaires qui se barricadent, chez eux, dans leur bureau, dans leur département, dans leur région, tentant de tenir à distance l’élément qui viendrait de l’extérieur ébranler leur quiétude et, ce, avec la bénédiction du gouvernement. En effet, ce dernier ne dispose pas, pour des raisons constitutionnelles, des moyens juridiques nécessaires lui permettant d’imposer des sanctions pénales à ceux qui n’observent pas ses recommandations (o-negai, selon le terme consacré). Vous avez oublié de porter le masque dans le métro, de prendre avec vous l’attestation de déplacement (qui, au demeurant n’a jamais existé au Japon) ? Vous n’êtes pas rentré chez vous à l’heure du confinement (que les Japonais n’ont jamais connu) ? Qu’à cela ne tienne, personne ne vous infligera d’amende. Les sanctions ne peuvent être autres que symboliques. L’Etat délègue le contrôle du respect des recommandations au regard réprobateur que les individus s’échangent mutuellement. Sanction suprême, lorsque toutes les intimidations ne sont pas venues à bout du récalcitrant, celui-ci se voit publier son nom. Afin de contrôler la population, les pouvoirs publics misent donc sur la mise au ban qui s’organise pour ainsi dire “naturellement” au niveau de la société – ou plus précisément du seken, devrais-je dire, cet œil social, cet écheveau social multi-forme constitué de relations humaines réelles ou latentes d’où émane l’opinion publique japonaise, celle qui fait et défait les Premiers ministres.
A l’interface entre le territoire national et l’extérieur, à la frontière, se met en place une autre forme d’exclusion. Les contrôles que subissent les ressortissants japonais de l’étranger en ces temps de crise sanitaire sont bien évidemment les moins pénibles. Pour les autres, ceux qui ne détiennent pas la nationalité japonaise, les choses ont été simples. Ils ont été déclarés d’office persona non grata. Mais la tentation du sakoku ne se limite pas à la période particulière que nous vivons. La Covid-19 rend simplement palpable une tendance de fond. Depuis toujours, l’Etat n’accorde ainsi qu’au compte-gouttes l’asile aux réfugiés (47 en 2020). Il est amené à exercer une violence inouïe sur les demandeurs d’asile auxquels il dénie leur droit, les enfermant dans leur condition d’étrangers en situation irrégulière, aspect qui a été décrit dans Ushiku (2021), le bouleversant film de Thomas Ash (voir pp. 10-11) tourné clandestinement au sein d’un centre de détention des sans-papiers non loin de l’aéroport de Narita. Témoigne également de cette violence étatique le décès tragique de Wishma Sandamali, jeune Sri-Lankaise de 33 ans, survenu il y a tout juste un an, le 6 mars 2021, alors qu’elle était détenue dans le centre de Nagoya. Le refus obstiné de l’Agence de l’immigration de lui apporter des soins médicaux malgré ses demandes pressantes avait provoqué sa mort. La jeune femme, diplômée d’université et professeur d’anglais, s’était rendue au Japon en tant qu’étudiante. Mais pour son plus grand malheur, elle ignorait sans doute la règle d’or suivante : l’hospitalité japonaise, l’omotenashi, se déploie dans toute sa délicatesse, pour autant que l’étranger veuille bien consentir à rentrer promptement chez lui.
Yatabe Kazuhiko