Ancienne base des travailleurs journaliers, le quartier connaît de profonds bouleversements depuis 30 ans.
A Yokohama, de nombreux quartiers portent des noms de bon augure : Hôraichô (montagne sacrée), Kogane-chô (or), Hinode-chô (lever de soleil), Fukutomi-chô (richesse et bonne fortune) et Chôja-machi (millionnaire). On les trouve de l’autre côté des gares de Kannai et d’Ishikawachô, points d’entrée des restaurants du quartier chinois, de la rue commerçante de Motomachi et du parc
Yamashita en bord de mer. Ces quartiers à l’air heureux sont situés plus loin de la mer, entourés par la ligne JR Negishi, l’autoroute métropolitaine et la rivière Ôoka, et en leur milieu se trouve Kotobuki-chô dont le nom – Meilleurs vœux ou Longévité – est particulièrement approprié à la zone, comme on le verra bientôt.
Ce qui est étrange à propos de tous ces endroits, c’est qu’ils n’apparaissent que rarement, voire jamais, dans la littérature officielle sur Yokohama. En 1990, par exemple, l’université de la ville de Yokohama a publié un ouvrage volumineux pour célébrer le centenaire de la ville. Cependant, Kotobuki-chô n’est jamais mentionné dans ses 300 pages. A première vue, cela semble étrange car, tout au long des décennies écoulées, ce quartier a joué un rôle important dans la croissance de Yokohama. Cependant, les projets de commémoration ont tendance à omettre les parties peu recommandables, et beaucoup de gens préfèrent garder ce quartier à l’écart des projecteurs. Après tout, Kotobuki-chô a été pendant de nombreuses années l’un des trois principaux quartiers les plus démunis du Japon, avec San’ya à Tôkyô et Kamagasaki à Ôsaka.
Certes, en entrant dans Kotobuki-chô, on a l’impression de pénétrer dans un monde parallèle, très éloigné du reste de la ville. Ses larges rues rectilignes sont généralement propres mais souvent désertiques. Il y a relativement peu de gens – surtout des hommes âgés – et encore moins de voitures. En revanche, l’endroit est rempli de bicyclettes. Il y en a partout, et on se demande si elles ont été garées par leurs propriétaires – que l’on ne voit nulle part – ou simplement abandonnées.
Une promenade dans le quartier révèle la présence d’un certain nombre de bars et d’izakaya où l’on peut affiner ses talents de chanteur avec un petit karaoké. En effet, on peut voir certaines personnes boire à toute heure, parfois même en plein air – une autre chose inhabituelle pour une ville japonaise. On trouve aussi des magasins de bentô, des laveries automatiques et même des douches, ainsi qu’un grand nombre de doya (logements à très bas prix) et autres hôtels bon marché.
L’impression générale est celle d’une communauté qui vit en marge de la société japonaise, sans se soucier du style de vie que l’on observe dans le reste du pays, un style de vie qu’elle ne peut en général pas se permettre. Pourtant, au début, les choses semblaient aller bien. A l’origine un marécage insalubre, toute la zone avait été récupérée et développée lorsque le port de Yokohama s’est ouvert au commerce extérieur au milieu du XIXe siècle. Même les noms de bon augure susmentionnés ont été choisis comme porte-bonheur pour un quartier qui devait contribuer au développement économique de la cité.
Cependant, l’ensemble du quartier a été incendié, comme la majeure partie du centre-ville, lors du raid aérien du 29 mai 1945. Après la guerre, Kotobuki et les quartiers voisins ont été réquisitionnés par l’armée américaine. Dans le même temps, de nombreux journaliers sont arrivés à Yokohama en provenance de tout le pays pour travailler au port. Chaque jour, 1000 personnes étaient nécessaires pour décharger les fournitures expédiées des États-Unis, et le port est devenu encore plus actif pendant la guerre de Corée au début des années 1950, lorsque le Japon a joué un rôle important en tant que base arrière pour l’approvisionnement et le transit des soldats et du matériel.
De nombreux dockers vivaient à la dure dans les baraquements construits à la hâte à Hinodechô et Koganechô, le long de la rivière Ôoka, mais lorsque les soldats américains quittèrent Kotobuki-chô, en 1955, la ville se retrouva avec un vaste terrain vague prêt à être réaménagé. Le bureau de l’emploi y déménagea depuis Sakuragichô et des logements simples furent construits pour accueillir les travailleurs journaliers. Le premier, Kotobuki-sô (actuellement Tôyô-sô), a ouvert en 1956 et en 1963, on en comptait plus de 80. De nombreux Coréens se sont également installés avec les travailleurs et se sont rapidement imposés comme les principaux propriétaires fonciers de la région.
Cependant, les problèmes n’étaient pas terminés pour Kotobuki-chô. Au cours des années suivantes, les yakuzas ont commencé à contester la domination coréenne sur la zone et y ont introduit le trafic de drogue, les jeux d’argent et la prostitution. Le sentiment général d’anarchie est tel que le quartier est surnommé Western City, en référence au Far West dépeint dans les films de cow-boys en vogue à l’époque.
Les années 1960 furent des années de forte croissance économique et les travailleurs journaliers furent très demandés par les docks et l’industrie du bâtiment (ceux qui n’avaient pas la chance de trouver un emploi pouvaient toujours vendre leur sang à la banque du sang locale qui a ouvert en 1961). De plus en plus de gens arrivèrent (parmi eux, les mineurs qui avaient perdu leur emploi pendant la transition industrielle du charbon au pétrole) et dans les années 1970 et 1980, ils furent rejoints par des immigrants étrangers – Pakistanais, Coréens, Latinos et surtout Philippins.
Même le documentariste Ogawa Shinsuke (voir Zoom Japon n°79, avril 2018) fut fasciné par le Kotobuki-chô. Il envoya son équipe vivre parmi les travailleurs journaliers pendant dix mois et sortit en 1975 Heigh-ho ! Kotobuki, la ville des travailleurs libres. Ce film se concentre sur le mélange de pauvreté, de discrimination, de solitude, de désespoir, de colère et de tristesse qui caractérisait sans aucun doute le quartier à l’époque : des travailleurs allongés ivres dans la rue, des montagnes d’ordures éparpillées partout et des bagarres quotidiennes entre bandes rivales. Le 10 mai 1978, même le poste de polie fut attaqué au cocktail Molotov par deux hommes.
Ceux qui n’y vivaient pas – les gens “normaux” – considéraient Kotobuki-chô comme un endroit effrayant à éviter à tout prix. Cependant, pour les étrangers – dockers, ouvriers de la voirie et du bâtiment, et leurs homologues féminines, femmes de chambre, artistes et prostituées – dont beaucoup étaient en situation irrégulière sans visa valide, Kotobuki-chô était une sorte de paradis, un foyer loin de chez soi, un petit univers qu’ils ne quittaient que pour aller travailler, chiner au marché aux puces du parc Ôdôri ou, dans le cas des Philippins, aller à la messe du dimanche à l’église de Yamate, à 20 minutes de marche.
A son apogée, les quelques dizaines de pâtés de maisons qui composent le quartier abritaient environ 5 à 6 000 travailleurs. Puis, à la fin des années 1980, la bulle économique a éclaté, et comme une grande partie du travail sur les quais a été automatisée, le nombre de postes vacants a régulièrement diminué. De nombreuses personnes ont cherché du travail ailleurs et les étrangers sont rentrés chez eux. Quant à ceux qui sont restés, ils sont devenus vieux et trop faibles pour supporter les conditions difficiles de ces emplois physiquement exigeants.
Aujourd’hui, sur les 3 474 personnes qui vivent à Kotobuki-chô (selon une enquête menée par la ville de Yokohama en 2021), moins de 1 000 ont un emploi. De nombreux emplois disponibles sont également différents de ceux du passé, où les travailleurs non qualifiés étaient les bienvenus à condition d’être jeunes et forts. Aujourd’hui, il s’agit de casser, et non de construire, et les travaux de démolition exigent des personnes qualifiées. Une offre d’emploi typique : “Travaux généraux de démolition de logements, 2 personnes, 8h-17h, 10 000 yens.”
La majorité des habitants de Kotobuki-chô, cependant, ont plus de 60 ans et bénéficient des prestations sociales et d’autres services tels que les soins médicaux et les aides financières. On les voit partout, se traînant sur leurs mauvaises jambes, certains s’appuyant sur une canne, d’autres sur des auxiliaires de vie. Beaucoup d’entre eux dépendent désormais des allocations pour survivre. La ville de Yokohama avait l’habitude d’exiger que les demandeurs d’aide sociale aient une adresse résidentielle – empêchant ainsi la plupart des locataires d’asile de nuit d’obtenir de l’aide – mais au début des années 1990, le syndicat local des travailleurs journaliers et les groupes de défense des droits civils ont réussi à faire pression pour supprimer cette règle.
En fin de compte, le nom de Kotobuki-chô est devenu une prophétie auto-réalisatrice car sa population principale a vieilli. Avec l’âge, l’atmosphère générale a également changé. Plus personne n’allume de feu dans la rue, et les décharges illégales de téléviseurs, de meubles et même de voitures cassés qui étaient encore courantes il y a 20 ans ont disparu. Il est rare de trouver des personnes ivres dormant à la belle étoile, bien qu’à en juger par le nombre de magasins d’alcool, la boisson reste un passe-temps local. Au coin de l’intersection principale de Kotobuki-chô, par exemple, se trouvent une épicerie et un magasin d’alcool qui semblent être le principal pôle d’attraction du quartier, et sans doute son endroit le plus vivant : il y a toujours un groupe de personnes qui se rassemblent devant, buvant et discutant. L’autre vice local, outre l’alcool, ce sont les paris et les jeux d’argent, comme en témoigne Boatpier Yokohama, l’énorme boutique de paris sur les courses de bateaux de cinq étages à la façade rouge et, selon les habitants, les salles de jeux illégales gérées par les yakuzas et situées on ne sait où.
Ces choses mises à part, cependant, Kotobuki-chô est différent. Les préjugés ont peut-être la vie dure, et ceux qui n’y ont jamais mis les pieds en parlent encore à voix basse et d’un ton inquiet, mais la vérité est que, loin d’être un endroit dangereux, ce quartier est devenu un lieu pour les retraités, bien que d’un genre assez spécial ; une ville endormie dont les habitants vivent et se déplacent au ralenti. Pendant la journée, la plupart des rues sont presque désertes, et les niveaux de vol et de criminalité sont faibles. Selon la police, leur incidence est la même que dans les autres quartiers de Yokohama. Même le paysage urbain local semble un peu différent, car certaines des caractéristiques principales de la zone ont disparu, notamment le centre de travail situé à l’intersection principale de Kotobuki-chô. A la place, on a construit un centre d’aide sociale, car le principal souci des autorités locales est désormais de s’occuper de cette population de plus en plus âgée – des gens qui sont venus chercher du travail à la fin de leur adolescence et qui y vivent depuis 40 ou 50 ans.
Ailleurs, les bars traditionnels et les hôtels bon marché ont été rejoints par de nouveaux centres d’aide sociale orientés vers la démographie dominante. Jusqu’en 2018, par exemple, le Chrysalis Dining Room proposait des repas simples et bon marché composés de riz, d’une soupe miso et d’un plat principal. L’ASBL qui gérait l’endroit – l’une des nombreuses qui étaient actives dans la région – parvenait à maintenir les coûts bas grâce à des dons de riz et d’autres ingrédients.
Maintenant que cette salle à manger a fermé, on peut trouver des repas bon marché à Kiraku na Ie,
un établissement pour personnes âgées de plus de 60 ans. Géré par l’Association de voisinage de Kotobuki-chô, c’est un lieu où les gens peuvent se rencontrer et même prendre un bain.
Le bain-douche se trouve de l’autre côté de la rue de Kiraku na Ie. Ouvert en 2008, cet établissement a pour principal objectif d’offrir un emploi aux personnes handicapées et à celles qui ont été exclues des possibilités d’emploi en raison de leur alcoolisme, de leur toxicomanie ou de leurs troubles mentaux.
Toutes ces personnes vivent encore dans les nombreux logements bon marché que l’on trouve partout dans Kotobuki-chô. Il y a une dizaine d’années, on comptait 110 établissements de ce type pour un total de 7 733 chambres, dont 1 600 étaient vacantes. La ville de Yokohama a eu recours à certains d’entre eux, la principale différence étant que les anciens bâtiments ont été rénovés et adaptés aux besoins des personnes à mobilité réduite, et dans certains cas, les minuscules chambres à trois tatamis ont été modifiées pour inclure un lit médicalisé et un fauteuil roulant.
En ce qui concerne l’hébergement, la plus grande nouveauté de ces 15 dernières années a été l’arrivée de voyageurs à petit budget et de routards, attirés par les hôtels extrêmement basiques mais peu cher du quartier et par son bon emplacement à quelques pas de certaines des principales attractions de Yokohama, dont Chinatown et le parc Yamashita. Le centre de cette nouvelle activité est le Yokohama Hostel Village, dont la façade colorée contraste fortement avec les extérieurs lugubres des doya. L’auberge a ouvert ses portes en 2005 pour répondre au problème de l’augmentation du taux d’inoccupation des logements locaux, qui s’élevait à l’époque à 20 %. S’imposant rapidement comme un exemple précoce d’“entrepreneuriat social”, son objectif était de changer l’image publique de Kotobuki et de créer de nouvelles opportunités d’emploi pour les habitants qui pourraient avoir un impact positif sur leur vie. A cet égard, on peut considérer que cette auberge a contribué à la revitalisation du quartier.
Concrètement, cela signifie qu’il a fallu rénover et réaménager des installations d’hébergement désaffectées pour accueillir les touristes. Actuellement, l’auberge dispose de trois installations : le bâtiment Hayashi Kaikan qui est principalement utilisé pour les courts séjours, le LB Flat pour les séjours plus longs et le bâtiment ASIA qui propose de petits appartements pouvant accueillir jusqu’à quatre ou cinq personnes. Les tarifs par personne commencent à 3 400 yens et deviennent encore plus avantageux pour les longs séjours ou les groupes. Certes, les chambres les moins chères sont minuscules (5,5 mètres carrés), ce qui signifie qu’il y a à peine la place pour un futon, mais elles sont équipées d’une télévision, d’un réfrigérateur, d’un climatiseur et du wi-fi gratuit. Toute l’activité tourne autour de la réception qui organise de nombreux événements tels que des fêtes et des soirées cinéma gratuites.
Le projet s’est avéré très populaire et les voix à consonance étrangère des vieux travailleurs asiatiques qui avaient l’habitude de s’installer à Kotobuki-chô ont été remplacées par celles des nombreux voyageurs à petit budget qui sont attirés par les prix bas. Avant que la Covid-19 ne mette un frein au tourisme, on pouvait même assister à la scène étrange et légèrement surréaliste de routards occidentaux et de vieux Japonais partageant un rire et essayant d’avoir une conversation.
Lorsque Yokohama est née, au XIXe siècle, la cité a été conçue sur le modèle des villes occidentales et on pouvait avoir l’impression d’être à l’étranger tout en restant au Japon. Même aujourd’hui, en un sens, bien que pour des raisons différentes, Kotobuki-chô est un endroit où l’on peut encore éprouver ce sentiment étrange de dislocation. La prochaine fois que vous irez au Japon, vous aurez peut-être envie d’y faire un tour.
G. S.