Le professeur Nishibori Akira rappelle que la deuxième ville du Japon doit beaucoup à la présence française.
Le Japon contemporain a longtemps été sous le charme de la culture anglo-américaine, surtout après la fin de la Guerre du Pacifique. Cependant, la France a joué un rôle central dans sa modernisation. En effet, le Japon entretient avec la France une relation longue et étroite qui remonte au milieu du XIXe siècle (voir Zoom Japon n°55, novembre 2015), lorsque le pays s’est ouvert au commerce extérieur.
L’un des plus grands spécialistes de l’histoire des relations entre le Japon et la France s’appelle Nishibori Akira, professeur émérite de l’université nationale de Yokohama, qui a consacré l’essentiel de sa carrière universitaire à étudier la contribution des expatriés français au Japon, en particulier dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cet universitaire de 88 ans est né et vit toujours à Yokohama. Sa maison est cachée dans le labyrinthe suburbain appelé Yamate, un quartier résidentiel huppé traversé par une myriade de rues étroites et sinueuses où les visiteurs se perdent facilement. Aujourd’hui, ce quartier tranquille est rempli de maisons individuelles à deux ou trois étages, mais en mai 1945, alors qu’il avait dix ans, il a été entièrement rasé par les raids aériens américains. Heureusement, à ce moment-là, Nishibori, ainsi que d’autres enfants du quartier, avaient été évacués vers la ville thermale de Hakone.
Il avoue qu’avant d’entrer à l’université, il ne connaissait rien de la France, bien qu’il s’intéressât à l’histoire et à la culture occidentales. Même sa décision d’apprendre le français comme langue étrangère a été simplement dictée par l’opportunisme. “Tous les étudiants de l’université choisissaient l’anglais, ce qui signifie que les cours étaient surchargés et qu’il y avait beaucoup de concurrence”, explique-t-il. “Le cours de français, en revanche, ne comptait que cinq étudiants. C’était un environnement beaucoup plus détendu (rires). A l’époque, la connaissance du français n’offrait même pas de possibilités d’emploi au Japon, alors je me suis inscrit en doctorat. C’est pendant mes études doctorales à l’université de Chûô qu’on m’a proposé d’enseigner dans le même institut. C’est ainsi qu’en 1963, je suis devenu maître de conférences à la faculté de lettres.”
Nishibori Akira a ensuite enseigné dans d’autres universités, participant à de nombreux projets et colloques internationaux parrainés par le ministère français de la Culture et la Bibliothèque nationale de France. Dans les années 1990, il a fondé la Société franco-japonaise de Yokohama et publié le magazine Japan-France Exchange. En 2000, il a finalement pris sa retraite de l’Université nationale de Yokohama, et en 2017, il a été nommé Commandeur de l’Ordre des Palmes académiques, la plus haute distinction conférée par le ministère français de l’Education nationale, pour sa contribution exceptionnelle à la recherche scientifique. Selon lui, la France s’est intéressée tardivement au
Japon. “Au cours du XVIe siècle, les Français n’ont pas rejoint les Néerlandais et les Portugais dans leurs efforts pour ouvrir le Japon au commerce extérieur. Puis, à l’époque d’Edo (1603-1868), le shogunat a fermé le pays pour de bon (voir Zoom Japon n°119, avril 2022), de sorte qu’il n’y a eu pratiquement aucun contact entre les deux pays. Cependant, après que les Etats-Unis ont forcé le Japon à ouvrir ses frontières, la France n’a pas tardé à faire sentir son influence et a signé en 1858 le traité d’amitié et de commerce avec le régime Tokugawa.”
Au début des années 1860, le shogunat tente désespérément de moderniser son armée pour faire face à la double menace des seigneurs féodaux favorables à l’empereur et des puissances occidentales. Il demande l’aide de la France dont le gouvernement finit par lui livrer 15 canons. L’étape suivante a consisté à se doter d’une marine moderne. Le shogun avait été témoin de la puissance et de la technologie avancée de la flotte du Commodore Perry et était convaincu qu’il était essentiel de construire de grands navires de guerre afin de défendre le pays contre une invasion étrangère. Par conséquent, l’interdiction de longue date de construire de grands navires a été levée et les seigneurs féodaux ont été autorisés à construire des navires de guerre modernes. Cependant, ils ne disposaient pas de la technologie nécessaire. C’est ainsi qu’en 1864, l’ingénieur naval Léonce Verny arrive au Japon et est chargé de construire un arsenal à Yokosuka (voir Zoom Japon n°55, novembre 2015), une ville située à quelque 25 kilomètres au sud de Yokohama.
“Non seulement Verny a acheté toutes les machines nécessaires et recruté une soixantaine d’ouvriers et d’ingénieurs français, mais il a également créé une école pour former les ingénieurs locaux. Vous voyez, la technologie et l’éducation sont inséparables. Les Français ont compris que le simple fait d’apporter de nouvelles technologies au Japon n’avait aucun sens s’ils ne prenaient pas soin d’éduquer les jeunes ingénieurs japonais du futur. L’un d’eux, Tsunekawa Ryûsaku, a plus tard joué un rôle actif dans la conception du dock Uraga à Yokosuka”, explique l’universitaire à la retraite. L’enseignement étant dispensé en français, ceux qui apprenaient les techniques de construction navale devaient d’abord étudier cette langue. C’est pourquoi, en 1865, le Collège franco-japonais a été ouvert à Yokohama, et certains des premiers diplômés ont travaillé comme interprètes pour les experts français qui avaient été invités au Japon et ne parlaient pas japonais.
Afin de renforcer l’armée shogunale, la France a également envoyé une mission militaire qui a débarqué à Yokohama en 1867. Il s’agit de l’une des premières missions étrangères de formation militaire au Japon et de la première de quatre missions françaises de ce type (la dernière a eu lieu en 1918-19). Elle était composée d’une douzaine d’officiers, dirigés par Charles Chanoine qui deviendra plus tard ministre des Armées. La mission a d’abord séjourné à Yokohama avant de se rendre à Tôkyô.
“Son influence ne s’est pas limitée au domaine militaire. En 1867, sur les conseils de Chanoine, le gouvernement japonais a créé son code pénal militaire. C’était la première loi française transcrite dans un code japonais”, précise Nishibori Akira. Les officiers français trouvent le niveau général des soldats japonais plutôt bon. Certains se battront aux côtés des Français à Hakodate en 1868-69, lors d’une bataille contre l’armée impériale nouvellement formée. Parmi eux, il y a aussi les anciens élèves du collège franco-japonais qui deviennent habiles dans les communications entre Français et Japonais.
Malgré l’aide militaire française, l’armée shogunale perd la guerre et la plupart des officiers français quittent le Japon après la chute des Tokugawa. “Néanmoins, certains d’entre eux sont restés comme Jules Brunet, Frédéric Valette et Charles Dubousquet. Dubousquet, par exemple, était marié à une Japonaise et a continué à jouer un rôle majeur dans la modernisation du Japon en mettant en contact de nombreux spécialistes français dans plusieurs domaines avec le gouvernement. Quant à Brunet, il a refusé d’accepter le nouveau régime. Il a démissionné de l’armée française et s’est rendu à Hokkaidô où il a rejoint l’Alliance du Nord favorable au shogun. Ce n’est qu’après avoir été à nouveau vaincu par les forces impériales qu’il est rentré en France”, raconte-t-il.
Les experts et ingénieurs français ont été à l’origine de certaines des premières avancées technologiques au Japon, mais Nishibori Akira insiste sur le fait qu’il était encore plus important que ces expatriés apportent culture et éducation. “Aujourd’hui encore, vous pouvez voir un exemple typique à Yamate et Motomachi où une école fondée par des Français est toujours debout.” Les personnes qui sont à l’origine de cette école sont la Mère Mathilde Raclot et ses sœurs. Mère Mathilde et quatre autres religieuses de l’ordre français de Saint-Maur sont arrivées à Yokohama en 1872 sur les conseils de Bernard Petitjean de la mission étrangère. Elles ont été les premières religieuses à se rendre au Japon. Leur principal objectif : répandre la religion catholique parmi les femmes japonaises.
Après s’être installées sur la Bluff (la colline qui domine le port de Yokohama), elles commencèrent à apprendre le japonais et lancèrent deux projets : l’éducation des filles et la prise en charge des orphelins japonais. Dès la première année, leur école, qui s’appelait alors l’école Dame de St Maur, attira dix étudiantes de différentes nationalités et religions (catholiques et protestantes) issues de familles relativement aisées. Plus tard, elles cherchèrent un terrain à Yamate et y construisirent un établissement où, avec l’aide de Japonaises, ils élevèrent et éduquèrent des orphelins. L’orphelinat, connu plus tard sous le nom de Summer Girls’ School, a déménagé à Tôkyô après le grand tremblement de terre de septembre 1923. En 1900, elles ouvrirent le Yokohama Kôran Jogakkô pour les filles. L’école a changé de nom pour devenir Yokohama Futaba Gakuen en 1951 et se trouve toujours à la même adresse. Mère Mathilde et ses sœurs sont enterrées, comme beaucoup des premiers Occidentaux venus au Japon, dans le cimetière international.
Un autre cas où l’éducation française a porté ses fruits se trouve dans la région du Kansai, où certains des premiers diplômés de l’école française de Yokohama ont travaillé comme interprètes pour les 24 ingénieurs français qui ont aidé à exploiter les mines d’argent de Himeji et d’Ikuno, toutes deux situées dans la préfecture de Hyôgo. L’exploitation minière était la première industrie d’Ikuno, remontant à 807, et plusieurs minéraux ont été extraits jusqu’à la fermeture des mines en 1973.
La mine d’argent, en particulier, a été la première où une technologie avancée a été introduite avec l’aide de Jean-François Coignet. L’ingénieur français a même suggéré aux autorités de construire une route pour relier la mine d’Ikuno et le port de Himeji. La route de la mine d’Ikuno, longue de 49 kilomètres, a été conçue par un autre ingénieur français, Léon Sisley, et a été achevée en 1876. Il s’agissait de la première route industrielle ouverte au Japon et la première à adopter le Macadam nouvellement inventé, qui était la dernière technologie européenne à l’époque. Elle a été utilisée à cette fin jusqu’en 1921, date à laquelle elle a été remplacée par le chemin de fer Bantan (aujourd’hui la ligne JR Bantan).
Aujourd’hui, malheureusement, il ne reste presque plus de traces de la présence française à Yokohama, Futaba Gakuen étant un rare cas d’institution d’origine française qui a survécu à l’épreuve du temps. Nous savons, par exemple, que le Collège franco-japonais se trouvait près du quartier de Motomachi, mais son emplacement précis est inconnu. Dans d’autres cas, il ne reste qu’un panneau pour rappeler qu’un bâtiment historiquement important se trouvait à un certain endroit. “Un exemple concret peut être trouvé près de la gare d’Ishikawachô. J’ai mentionné plus tôt l’arsenal naval de Yokosuka. En préparation de ce projet gigantesque, le consul français au Japon, Léon Roches, a conseillé aux autorités japonaises de construire d’abord une petite usine de style occidental où les Japonais pourraient apprendre à faire fonctionner les machines. C’est dans ce but que l’usine sidérurgique de Yokohama fut créée en 1865. Sa taille représentait environ un dixième du futur arsenal et s’occupait principalement de la réparation des bateaux et de la fabrication de chaudières. Elle était équipée de fonderies et disposait d’ateliers où les Japonais pouvaient se perfectionner dans le travail du bois, la chaudronnerie, le tournage et la fabrication de voiles. On peut dire que l’usine sidérurgique de Yokohama a jeté les bases de l’industrie japonaise moderne”, estime Nishibori Akira. “Aujourd’hui, malheureusement, toute la zone a changé et il ne reste que quelques photos pour nous rappeler l’aspect de l’usine. Les gens qui descendent à la gare d’Ishikawachô et vont dans le quartier chinois ne remarquent même pas le panneau et ne peuvent pas imaginer que la première usine moderne du Japon se trouvait ici il y a 150 ans”, regrette-t-il.
Les explorateurs urbains qui veulent trouver au moins quelques vestiges de la présence française à Yokohama doivent se rendre dans le quartier de Bashamichi. Ils y trouveront quelques lampes à gaz restaurées qui ne manqueront pas de les ramener aux premières années de l’ère Meiji. D’autres lampes se trouvent dans la rue, devant l’hôtel New Grand. “Pour nous, ces lampes ont l’air pittoresques et nostalgiques, mais pour les Japonais qui vivaient à Yokohama à cette époque, elles ne représentaient rien de moins que la lumière de la civilisation”, explique le professeur. Le responsable de cette œuvre était Henri Pélegrin, un ingénieur gazier français arrivé à Yokohama en décembre 1870 où il travaillait pour une entreprise japonaise. “L’éclairage au gaz a commencé le 29 septembre 1872, et on peut dire que la vie à Yokohama en fut changée à jamais. Beaucoup de gens pensent que Ginza a été le premier endroit au Japon à être éclairé au gaz. Cependant, ces lampes élégantes ne sont pas arrivées à Tokyo avant 1874.”
Une hypothétique promenade sur le thème de la France dans Yokohama pourrait aussi bien se terminer au parc Motomachi. C’est ici que l’on trouve les traces de l’homme qui a contribué à la construction de la ville : Alfred Gérard. “Lorsque nous considérons l’aspect d’un lieu, nous pensons naturellement aux architectes et à leurs bâtiments. Pierre-Paul Sarda, par exemple, fut un architecte français très actif à Yokohama. Cependant, un autre Français qui a grandement contribué à la physionomie occidentale de Yokohama est Gérard. C’est lui qui a fourni les briques et les tuiles qui ont eu un rôle si important”, raconte Nishibori Akira.
Alfred Gérard est arrivé à Yokohama au début des années 1860 en tant que représentant d’une maison de thé anglaise. Il était titulaire du passeport n° 32, c’est-à-dire qu’il était le 32e étranger admis à entrer au Japon. En 1863, ayant pris possession de deux concessions à Yokohama sur lesquelles se trouvaient deux sources, il commença à vendre de l’eau aux navires en partance. Parallèlement, il se mit à importer de France des produits alors inconnus au Japon comme le champagne et les biscuits, et ouvrit même en 1866 une boucherie pour la communauté étrangère.
Ensuite, il fabriqua des briques et des tuiles, et ses produits se répandirent dans toute la ville – ou du moins dans sa partie de style occidental. “Aujourd’hui encore, lorsque les entreprises de construction commencent à creuser pour un nouveau bâtiment, il arrive qu’elles déterrent certaines de ses briques. La frénésie de construction à Yokohama a atteint un tel niveau que l’usine de Gérard ne pouvait plus répondre à la demande et qu’il a entrepris de mécaniser la production artisanale en faisant venir des machines françaises par bateau à vapeur”, précise-t-il.
Heureusement, nous n’avons pas besoin de creuser des trous pour trouver des traces de la vie et de l’œuvre de Gérard à Yokohama. Au parc Motomachi, près de l’entrée, (à proximité d’une piscine qui aurait été construite en 1930 en son hommage) on trouve plusieurs de ses briques et tuiles. Le nom de Gérard est même visible sur les briques découvertes à proximité de la piscine. “Le briquetier français est à l’origine de l’introduction de la construction de murs en briques à la française au Japon. Même aujourd’hui, après tout ce temps, il y a encore des bâtiments à Yamate qui arborent des “tuiles Gérard”. D’ailleurs, vous avez peut-être remarqué que la façade de ma maison présente le même type de briques françaises… bien que les briques soient fausses (rires).”
Jean Derome