Avec Plan 75 qui sort en salles le 7 septembre, la cinéaste pose la question de la gestion des personnes âgées.
L e gouvernement japonais vient de créer un nouveau programme social. Baptisé Plan 75, il permet aux personnes âgées de 75 ans et plus de choisir de mourir. C’est la prémisse du premier long métrage de la réalisatrice Hayakawa Chie, qui examine la valeur de la vie dans une société japonaise vieillissante.
Le personnage central du film est Kakutani Michi, incarnée par l’actrice chevronnée Baishô Chieko (voir Zoom Japon n°116, décembre 2021), une veuve de 78 ans sans enfant. Lorsqu’elle est licenciée de son lieu de travail en raison de son âge avancé et qu’elle est sur le point de perdre sa maison, elle décide que mourir est peut-être la meilleure solution à ses problèmes. Sélectionné dans la section Un certain regard du Festival de Cannes en 2022 et récompensé par la mention spéciale de la Caméra d’or, Le film Plan 75 sort en salles le 7 septembre.
D’où vous est venue l’idée de ce film ?
Hayakawa Chie : Le film a été inspiré par le meurtre de plusieurs résidents d’une maison de soins pour personnes handicapées survenu dans la ville de Sagamihara en 2016 [19 personnes ont été poignardées à mort et 26 autres ont été blessées]. Le jeune homme qui a commis ce crime a affirmé que les personnes handicapées ne méritaient pas de vivre car elles étaient inutiles et constituaient un fardeau pour la société. J’ai été complètement choquée par cet incident. J’avais l’impression que la société devenait de plus en plus intolérante, en particulier envers les personnes socialement vulnérables. J’ai vécu plusieurs années aux Etats-Unis, et lorsque je suis retournée au Japon, en 2008, on parlait beaucoup de “responsabilité personnelle” (jiko sekinin). En d’autres termes, beaucoup disaient que les gens devaient être autonomes au lieu d’importuner les autres, y compris les institutions publiques, avec des demandes d’aide. Auparavant, les Japonais étaient déjà jugés sur leur productivité et leur contribution à la société. Cet incident a précipité chez moi un sentiment de crise qui m’a motivé à faire ce film.
Vous êtes allée jusqu’à inclure cet événement au tout début du film.
H. C. : Oui, cela a été un casse-tête pour moi. Je craignais notamment que cela ne perturbe les personnes impliquées dans l’incident et celles affectées par celui-ci. Mais finalement, j’ai pensé que je devais en parler pour montrer que l’idée sous-jacente du Plan 75 imaginé pour le film était compatible avec la violence perpétrée dans cette affaire.
Lorsque vous avez tourné le film, la Covid-19 battait déjà son plein. La pandémie a-t-elle influencé votre approche de l’histoire ?
H. C. : La pandémie a eu une grande influence sur la réalisation du film. Par exemple, il y a eu des discussions sur la priorité à donner à certains groupes de patients par rapport à d’autres. Au début, les hôpitaux étaient submergés de patients et n’avaient pas assez d’équipements et de lits pour tout le monde. Il a donc été question de fournir d’abord des respirateurs aux jeunes. J’ai alors pensé que la réalité avait dépassé la fiction.
Plus que le vieillissement, je pense que votre film traite de l’intolérance sociale.
H. C. : C’est vrai. J’étais plus intéressé par le ressentiment des gens envers certains groupes. Bien sûr, je suis sûr que certaines personnes regardent le film et sont attirées par le sort de la protagoniste et de ses amis, mais je ne mettrais pas trop l’accent sur cet aspect de l’histoire.
Cependant, l’intolérance sociale peut prendre de nombreuses formes (par exemple, la discrimination envers les minorités raciales ou sexuelles). Pourquoi avez-vous choisi des personnes âgées ?
H. C. : Parce que tout le monde vieillit, et je pensais qu’il serait facile pour le public de s’identifier aux personnages. Beaucoup de gens ont une image négative du vieillissement. Les messages envoyés par le gouvernement et les médias, comme la pauvreté des personnes âgées, l’horreur de la démence et la mort solitaire (voir pp. 7-9), sont tous négatifs, et je voulais m’y opposer. En outre, même les jeunes peuvent s’identifier aux personnages, car ils sont inquiets pour l’avenir.
La protagoniste est une femme de 78 ans qui vit seule et survit grâce à un travail à temps partiel. Pourquoi avoir choisi ce type de personne ?
H. C. : Au Japon, de nombreuses femmes – en particulier celles de cette génération – sont mariées et restent au foyer à plein temps, et risquent davantage de tomber dans la pauvreté lorsqu’elles vieillissent et que leur mari décède. Le pourcentage des contrats précaires est plus élevé pour les femmes, et les salaires sont plus bas par rapport aux hommes. Le Japon est une société où le fossé entre les sexes est très net. J’étais donc consciente que la vie quotidienne était relativement plus dure pour les femmes. Cependant, je ne voulais pas dépeindre Michi comme misérable. Elle est peut-être âgée et se sent parfois seule, mais elle a des amis. Elle est encore active, fière et profite de la vie. Trop souvent, les femmes âgées qui apparaissent dans les films et les séries télévisées ne se voient offrir que des rôles fades, comme celui de la “gentille grand-mère”, et leur personnalité ne ressort pas. En dessinant cette dame de 78 ans comme un être humain, j’ai voulu lui donner une personnalité plus complexe afin que les spectateurs sympathisent avec elle et se mettent à sa place.
Une autre raison du choix d’une personne sans liens familiaux est que la présence d’enfants ou d’autres parents proches aurait introduit une tout autre série de conflits familiaux, mais je ne voulais pas transformer l’histoire en un drame humain. Je voulais dépeindre la partie inhumaine du système lui-même, et pour ce faire, je devais me débarrasser de ces éléments supplémentaires.
Lorsque vous vous êtes préparé à tourner ce film, vous avez parlé avec plusieurs femmes. Quelle a été leur réaction lorsque vous leur avez parlé de votre histoire ?
H. C. : J’ai parlé à une quinzaine de personnes, principalement des femmes âgées de 60 à 80 ans, en leur demandant quel genre de vie elles avaient mené jusqu’à présent et ce qu’elles pensaient d’une politique hypothétique appelée Plan 75. J’ai été très surprise de voir que la plupart des gens disaient qu’il serait bon d’avoir un tel système. Ils ont dit qu’ils ne voulaient pas déranger les autres, y compris leurs enfants. L’idée de meiwaku (ennui, gêne, problème) est très importante au Japon. Nous, Japonais, sommes élevés dans l’idée que nous ne devons pas déranger les autres. C’est un beau concept en soi. Cependant, s’il est poussé trop loin, il devient difficile pour les gens de demander de l’aide.
Lorsque j’étais en Amérique, je me concentrais sur moi-même et sur ce que je voulais faire, mais après mon retour au Japon, j’ai dû réapprendre à “lire dans l’air” (kûki o yomu), comme on dit ici, c’est-à-dire à lire dans l’esprit des gens et à agir selon certaines règles non écrites. J’ai ressenti quelque chose comme une pression invisible pour vivre sans perturber l’harmonie sociale. Si vous ne vous conformez pas ou si vous devenez une nuisance, vous êtes rapidement ostracisé. Même une idée apparemment bonne comme le meiwaku peut se transformer en intolérance sociale.
Votre film met également en scène quelques jeunes personnages. Quel rôle jouent-ils dans l’histoire ?
H. C. : Les deux personnages principaux sont un employé de la mairie qui travaille au guichet des demandes du Plan 75 et une employée du centre d’appels qui effectue un travail d’assistance pour les demandeurs. Au début, ils sont perçus comme ayant une attitude passive vis-à-vis de leur travail. Ils ne font qu’exécuter les ordres qu’ils reçoivent de leurs supérieurs. Je trouve que leur attitude est propre à de nombreux Japonais, et pas seulement aux jeunes. Trop de gens ici font passer les règles en premier et cessent de penser par eux-mêmes, et même s’ils ne sont pas d’accord avec quelque chose, ils ne savent pas comment exprimer leur opposition. Mais il arrive un moment dans le film où ces deux personnages s’impliquent personnellement et où leur attitude change. Je voulais les dessiner comme des personnes qui commencent à penser avec leur propre esprit et à agir en fonction de leurs sentiments. En ce sens, leur nouvelle prise de conscience pourrait représenter un message d’espoir.
C’est certainement un sujet lourd et pourtant vous avez réussi à en faire un film apaisé. Pourquoi avez-vous choisi de l’aborder de cette manière ?
H. C. : Parce que je ne voulais pas être trop donneuse de leçons. Lorsque j’ai décidé de faire ce film, j’étais motivée par mon ressentiment à l’égard de cette société, mais je ne voulais pas que ma colère soit si évidente. Si vous ne cessez de crier que ce n’est pas bien ou que nous devrions faire quelque chose de cette façon, cela devient fatigant au bout d’un moment et, au final, cela ne transmet pas ce qui est vraiment important. Je voulais que le public se fasse sa propre opinion et qu’il imagine où l’histoire allait. Certains spectateurs, par exemple, peuvent penser que la fin est plutôt sombre et s’inquiéter de la façon dont la protagoniste va vivre à partir de maintenant, tandis que d’autres y voient une fin pleine d’espoir et de possibilités.
Ce film est une coproduction entre la France, les Philippines, le Qatar et le Japon. J’ai entendu dire qu’il était particulièrement difficile d’obtenir le soutien financier de producteurs japonais. Est-ce parce que les Japonais ont peur de produire des œuvres non commerciales ?
H. C. : Beaucoup de gens pensent qu’il y a un risque élevé à soutenir une histoire originale (c’est-à-dire pas un scénario adapté d’un manga populaire ou d’une série télévisée) réalisée par une jeune réalisatrice qui n’a pas d’expérience. Cette attitude contraste avec celle de certains pays étrangers où le fait d’être un nouveau réalisateur est considéré comme un avantage. En France, par exemple, les nouveaux jeunes réalisateurs peuvent obtenir une subvention de l’Etat. C’est peut-être parce que les nouveaux réalisateurs sont les bienvenus dans les festivals de cinéma ou parce que ces pays sont disposés à élever les nouveaux venus. Malheureusement, de nombreuses sociétés cinématographiques japonaises ne partagent pas ce point de vue. C’est pourquoi je me considère très chanceuse d’avoir trouvé une société japonaise qui a cru en moi et encouragé mes efforts. La productrice Mizuno Eiko a été la meilleure partenaire pour ce travail car elle a créé les conditions pour que je puisse réaliser le film que j’avais en tête.
Mizuno Eiko : Le budget moyen pour une histoire originale portée par un nouveau réalisateur japonais est d’environ 30 millions de yens. C’est un budget extrêmement faible, et beaucoup de nouveaux venus doivent se contenter d’encore moins. Cependant, cette fois, j’ai pensé que le travail de Hayakawa Chie méritait un budget plus élevé afin que la qualité de son travail n’en souffre pas. C’est pourquoi nous avons sollicité des investissements non seulement au Japon, mais aussi à l’étranger.
Lorsque vous réalisez un film comme Plan 75, à quoi faites-vous plus attention ? Qu’est-ce que vous vous efforcez de mettre en avant ?
Hayakawa Chie : Lorsqu’il s’agit de réaliser, au lieu de m’en tenir à l’image que j’ai imaginée au départ et d’essayer d’en rester aussi proche que possible, je veux en faire une collaboration avec les acteurs et l’équipe avec qui je travaille, et tirer le meilleur parti de leurs capacités. Dès le début, j’essaie d’avoir l’esprit ouvert aux différentes possibilités que différents acteurs peuvent apporter à un personnage. J’accepte et même salue cette souplesse d’approche.
Le plaisir de regarder un film est que je peux imaginer ce que cette personne pense et ce qu’elle ressent. Si les personnages expliquent en détail ce qu’ils ont en tête, c’est ennuyeux. Par conséquent, dans les films que je fais, je veux laisser autant de place que possible à l’imagination. Je pense que c’est le vrai plaisir de faire un film. De même, lorsque nous sommes sur le plateau, il est important que les acteurs se sentent en sécurité et aient l’esprit tranquille. Cela fait également partie de mon travail.
Il est évident que des personnes différentes vont réagir à un film de manière différente. Avez-vous remarqué des différences entre le public de Cannes et celui des cinémas japonais ?
H. C. : En France, on m’a dit qu’en regardant le film, beaucoup de gens ont pensé à leurs parents ou à leurs grands-parents et ont eu envie de les appeler immédiatement après avoir quitté la salle. Leurs premières pensées allaient aux personnes qui leur étaient proches. Au Japon, en revanche, de nombreux spectateurs se sont reconnus dans la protagoniste et ont commencé à penser à eux-mêmes et à leur avenir. Ils ont même été un peu inquiets à ce sujet.
J’ai également entendu dire que si le système décrit dans le film était introduit en France, il y aurait des manifestations et un énorme mouvement d’opposition. En revanche, beaucoup de gens au Japon semblent d’accord pour mettre en place un tel programme.
H. C. : Cela dépend en partie de la manière dont on présente le système à l’opinion publique. Dans le film, par exemple, le Plan 75 est présenté comme convivial, pratique et facile à utiliser. On pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte de violence douce de la part de l’Etat. De nos jours, au Japon, les mots sont remplacés et certaines expressions sont manipulées. Par exemple, l’expression “100 millions de personnes dans une société active” donne l’impression que tout le monde va être heureux et en bonne santé. Mais pour moi, cela signifie en fait que le pays ne va pas vous aider, et que vous devrez continuer à travailler même lorsque vous serez vieux. De la même manière, l’Etat donne une tournure positive au plan 75 en disant qu’il donne aux personnes âgées le droit de décider quand elles veulent mourir. Le problème est qu’une fois le programme mis en place, les gens succombent facilement à la pression sociale, surtout au Japon.
La fin du film est en quelque sorte ouverte.
H. C. : Comme je l’ai dit, je voulais donner au public la liberté d’imaginer ce qui allait suivre. Je pense que l’important est qu’à la fin, si vous voulez vraiment vivre, vous avez toujours cette option, même si les circonstances sont difficiles. Concrètement, vous pouvez vivre même sans maison ou sans emploi, grâce aux aides sociales. Il existe des moyens, et des organisations qui aident ces personnes, il suffit de demander. Mais certaines personnes ne sont pas au courant, et même si elles le savent, elles n’ont peut-être pas l’énergie pour vivre. C’est pourquoi je trouve la fin assez encourageante. En fin de compte, la seule façon de résister à un système inhumain est d’affirmer notre propre humanité.
Propos recueillis par G. S.