En se rendant sur les célèbres dunes de Tottori, on ne peut échapper au souvenir du roman d’Abe Kôbô.
Un homme seul, avec un sac à dos et un long bâton, escalade une dune de sable abrupte. Il traverse un paysage désertique sous un soleil de plomb, à la recherche d’insectes exotiques. Tel est le début de La Femme des sables (Suna no onna, 1964), le film le plus célèbre de Teshigahara Hiroshi tourné dans la préfecture de Tottori.
Le Japon compte trois autres lieux similaires, à savoir les dunes de sable de Nakatajima à Hama-
matsu, Shizuoka, Kujûkurihama à Chiba et Sarugamori à Aomori. Ce dernier est interdit aux touristes car il est utilisé par l’armée comme champ de tir. Cependant, ces endroits ressemblent davantage à de grandes plages et leurs dunes ne dépassent pas quatre mètres de haut. Seules les dunes de Tottori défient la réalité.
La zone des dunes ne s’étend en fait que sur 2,4 kilomètres, coincée entre la mer et une zone de collines vertes. Mais la présence du Horseback – une dune géante de 47 mètres de haut – contribue à lui donner cette atmosphère désertique. Si vous arrivez très tôt le matin, vous pouvez voir les ondulations uniques du sable formées par le vent avant qu’elles ne soient piétinées par les touristes. Et si vous faites abstraction du vert et de la mer, (et utilisez un casque ou des bouchons d’oreille pour couper le bruit des vagues), vous pouvez même avoir l’impression d’être dans le Sahara – enfin presque.
Malheureusement, il avait plu la nuit précédant ma visite, et au lieu du désert, j’ai trouvé un immense terrain de sable. On aurait dit qu’un géant avait joué sur la plage, faisant des monticules de sable au lieu de châteaux. C’est tout de même impressionnant, mais pas vraiment exotique. D’un autre côté, les fortes pluies avaient formé une sorte d’oasis en dessous du Horseback sous la forme d’un joli petit étang qui reflétait le bleu du ciel.
Les dunes de sable de Tottori ont inspiré de nombreux artistes, dont deux photographes : Ueda Shôji (voir Zoom Japon n°65, novembre 2016) dont les photos en noir et blanc austères de personnes posant parmi les dunes nous rappellent les œuvres surréalistes de Magritte, et Shiotani Teikô qui préférait prendre des photos brumeuses et vaporeuses qui ressemblaient aux œuvres d’un peintre.
Mais dans cet article, nous allons parler de La Femme des sables, long-métrage dans lequel le sable est partout – il colle à la peau des deux protagonistes, pénètre dans chaque fissure et fente et corrode chaque surface – et peut être considéré à juste titre comme l’un des protagonistes de l’histoire. Le film s’ouvre sur un gros plan d’un grain de sable aussi gros qu’un rocher. Suivent plusieurs grains de la taille d’un diamant, puis des milliers, des millions, le vent faisant onduler la surface d’une dune comme si elle était faite d’eau. Comme l’a écrit le critique de cinéma
Roger Ebert, le sable n’avait jamais été photographié de la sorte.
L’histoire décrite dans le film de Teshigahara a été écrite en 1962 par Abe Kôbô, l’un des écrivains les plus originaux du XXe siècle, sorte de Franz Kafka japonais, qui s’est spécialisé dans les portraits cauchemardesques d’individus pris dans les rouages insondables de la société moderne. Dans ce cas précis, la victime est Junpei, un professeur d’école et entomologiste amateur venu dans les dunes à la recherche de bestioles intéressantes. Junpei est attiré par les villageois locaux pour passer la nuit dans une maison délabrée au fond d’une fosse de sable, pour réaliser avec horreur, le lendemain matin, qu’il a été piégé. Sans aucun moyen de s’échapper, il est contraint d’aider la seule femme qui vit dans la maison à pelleter des quantités infinies de sable pour empêcher les dunes en mouvement constant de détruire l’endroit, puis le village tout entier.
Certes, cette explication semble plutôt illogique. Le décor lui-même est irréel. Comme le cinéaste l’a expliqué, le sable ne peut pas s’élever
dans des parois abruptes comme celles des côtés de la fosse, et son équipe a trouvé qu’il était physiquement impossible de créer un angle de plus de 30 degrés. Mais ces détails ne sont pas importants. Comme dans les histoires de Kafka, le sable, les villageois et la situation difficile de Junpei ne servent qu’à parler d’autre chose. Ce qui est formidable dans le roman existentiel d’Abe, c’est qu’il échappe à toute interprétation simpliste et refuse d’offrir une réponse directe. La fin elle-même (que je ne dévoilerai pas ici) continue de laisser perplexes les lecteurs et les critiques.
Certains pointent du doigt les échecs de la société japonaise d’après-guerre, fondée sur le sacrifice de l’individu pour le bien commun. Devons-nous continuer à pelleter du sable toute notre vie ? Pourquoi persévérons-nous dans ce cycle sans fin de travail, de nourriture, de sexe et de sommeil, en endurant toutes sortes de stress et de souffrances ? Il faut cependant souligner que, pendant des décennies après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à l’éclatement de la bulle économique à la fin des années 1980, des millions d’hommes et leurs familles ont adopté ce mode de vie parce qu’il leur garantissait un statut social et une sécurité financière. Ce n’est qu’aujourd’hui, après la crise sociale à la fin de la dernière décennie du XXe siècle, que les jeunes générations semblent rejeter cette mentalité et tenter de trouver un meilleur équilibre entre vie et travail.
Selon d’autres commentateurs, cette sombre histoire met en lumière le sort des burakumin, une caste inférieure historiquement discriminée en raison des emplois occupés (bouchers, tanneurs et bourreaux). Comme l’écrit l’auteur David Mitchell dans l’introduction de l’édition anglaise du roman, les villageois, comme les burakumin, vivent en marge de la société et survivent à peine en vendant du sable pour la construction. Ils doivent le vendre à bas prix car il est trop salé pour répondre aux normes de construction.
Junpei, qui est un enseignant de la ville, se moque d’abord de leurs habitudes et considère la femme avec laquelle il doit partager le toit comme une simplette naïve, mais il finit par considérer la situation qui lui a été imposée – son existence simple, presque animale, fondée sur quelques actes élémentaires répétés jour après jour – comme préférable aux complexités et aux compromis de la vie moderne.
En même temps, il finit par sympathiser avec les villageois lorsqu’il se rend compte qu’ils sont les véritables victimes. Après tout, comme l’expliquent ces derniers, le gouvernement les a abandonnés et n’a pas réussi à soulager le village de pêcheurs autrefois prospère des dégâts causés par le sable.
Ce qui est extraordinaire avec La Femme des sables, c’est que, loin d’être daté, le livre (comme le film) s’adapte sans cesse à l’évolution des époques et accueille des interprétations toujours nouvelles. Dans le Japon du XXIe siècle, les problèmes de Junpei et des villageois représentent la menace de la nature, le dépeuplement irrépressible de vastes régions du Japon, l’effondrement des communautés rurales et de pêcheurs, les disparités croissantes entre les grandes villes et les petites villes et l’augmentation des logements vacants. La Femme des sables aurait pu être écrit il y a six ans au lieu de 60.
Heureusement, par un matin ensoleillé d’août, les dunes de Tottori ne semblent pas aussi menaçantes que dans le film de Teshigahara. Au contraire, ce sont les dunes elles-mêmes qui sont en danger. En effet, la zone est touchée par l’érosion côtière et ne cesse de diminuer depuis la fin de la guerre en raison des activités humaines. Espérons que les plans élaborés par les autorités locales suffiront à préserver cette merveille naturelle du Japon.
G. S.