La 35e édition du Festival international du film de Tôkyô a été l’occasion de découvrir de nouveaux talents.
Depuis 35 ans, le Festival international du film de Tôkyô (TIFF) se bat pour exister parmi les grands rendez-vous cinématographiques de la planète. Ce n’est pas facile dans un pays où le 7e Art ne bénéficie d’aucun soutien particulier de la part des pouvoirs publics alors qu’à travers le monde la plupart des grandes nations du cinéma ne manquent pas une occasion d’aider les producteurs, les distributeurs et les cinéastes à mieux faire connaître leurs œuvres au-delà de leurs frontières, comprenant que le cinéma est sans doute le meilleur outil de soft power.
Il est intéressant de noter qu’au cours de cette 35e édition du TIFF une conférence portant sur la mise en place de conditions susceptibles de favoriser l’émergence durable d’une nouvelle génération de cinéastes japonais a été organisée avec la participation notamment d’Action4-
Cinema (Action for Cinema), un groupement de professionnels du 7e Art qui défend la création d’un CNC japonais sur le modèle du Centre national de la cinématographie français. C’est évidemment un enjeu très important à un moment où le cinéma traverse une crise sans précédent au Japon. La Covid-19 n’est pas étrangère à ces difficultés, mais en réalité, la crise sanitaire les a mis en lumière de façon brutale.
Si les autorités japonaises semblent encore réticentes à s’engager aux côtés des professionnels du 7e Art nippon, il ne fait en revanche aucun doute que le TIFF veut servir de tremplin au cinéma national afin de lui donner une visibilité internationale beaucoup plus grande. On oublie trop souvent de rappeler que le Japon est le deuxième pays producteur de films au monde. Malgré les 500 à 600 longs-métrages produits chaque année, une infime minorité est distribuée en dehors de l’Archipel. Ceux qui le sont ont pour la plupart bénéficié de l’aura d’un festival international. Certains noms désormais bien connus des cinéphiles du monde entier comme Kore-Eda Hirokazu ou Hamaguchi Ryôsuke ont bénéficié de leur sélection dans des festivals, comme celui de Cannes, pour émerger et s’imposer comme des cinéastes reconnus.
Voilà pourquoi le TIFF a l’ambition de changer de catégorie pour devenir dans les années à venir un rendez-vous incontournable. Une série de réformes visant à améliorer son statut et son prestige ont ainsi été prises. Son installation dans le quartier de Ginza, au cœur de Tôkyô, tout comme la nomination d’un nouveau directeur de la programmation dont la mission est de réhausser le niveau général des films sélectionnés participent à cette mutation progressive dont l’édition 2022 a déjà montré qu’elle était sur la bonne voie, en particulier pour ce qui est des productions japonaises.
Après tout, c’est le minimum que l’on pouvait attendre de ce festival qui se déroule au Japon. D’autant que la plupart des autres films étrangers sélectionnés étaient des longs-métrages déjà dans le circuit d’autres festivals internationaux plus renommés comme Cannes ou Venise. Les deux films couronnés à l’issue du TIFF, qui a duré du 24 octobre au 2 novembre, y avaient déjà été présentés. As Bestas de Rodrigo Sorogoyen, hors compétition à Cannes, a été récompensé trois fois à Tôkyô par le prix du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur acteur pour Denis Ménochet tandis que World War III (Jang-e Jahani Sevom) de Houman Seyyedi, montré à Venise, a remporté le prix spécial du jury. C’est peut-être un passage obligé pour donner une envergure véritablement internationale au TIFF, mais, de notre point de vue, le plus intéressant s’est passé du côté des œuvres japonaises offertes au regard des festivaliers en compétition ou hors compétition, en particulier celles de jeunes réalisateurs.
Présent au festival, Zoom Japon, qui, depuis sa création, a consacré de nombreux articles et dossiers au cinéma japonais à l’instar de notre numéro 80 (mai 2018) intitulé Les Nouveaux visages du cinéma japonais, s’est donc particulièrement intéressé à trois nouveaux talents dans trois domaines différents : le long-métrage, le documentaire et le moyen-métrage. Que ce soit Fukunaga Takeshi en compétition avec Yama onna (Mountain Woman), Hyûga Fumiari avec I am a Comedian, portrait du comédien Muramoto Daisuke, dans la section Nippon Cinema Now ou le jeune Hokimoto Sora avec Hadaka no yume (Visit Me in My Dreams) dans la même section, chacun a montré que la relève existait et que la qualité de leurs œuvres était très élevée.
A la différence du vétéran Imaizumi Rikiya, seul Japonais récompensé par le prix du public, Fukunaga Takeshi est reparti bredouille de l’édition 2022 du TIFF alors que son film était largement au-dessus du lot tant au niveau du scénario que celui de la réalisation. Yama onna aurait dû figurer au palmarès car ce film d’époque intriguant mais parfaitement maîtrisé offre une belle leçon de cinéma tout en abordant avec force une question dont la résonnance dépasse largement le Japon rural du XVIIIe siècle où l’histoire se déroule. Il met en effet l’accent sur le rôle des femmes dans la société japonaise, sujet on ne peut plus d’actualité dans un pays où la parité homme-femme fait partie du discours, mais pas de la réalité.
Formé aux Etats-Unis où cette thématique est désormais incontournable, Fukunaga Takeshi reconnaît que “[son] langage cinématographique est donc profondément influencé par cela” avant d’ajouter que “[sa] sensibilité est japonaise”. Originaire de Hokkaidô, il a vécu de longues années outre-Pacifique et a même passé une année en France jusqu’au jour où il a ressenti le besoin de “renouer avec [m]es racines”. Son précédent film, Ainu Mosir (2020), avait été la première tentative de retrouver ses origines, en s’attaquant à la question sensible du peuple Aïnu (voir Zoom Japon n°78, mars 2018). Son troisième long-métrage se déroule dans le Tôhoku, au nord-est de l’Archipel, une région où les traditions demeurent vives. S’inspirant librement des légendes de Tôno recueillies par le folkloriste Yanagita Kunio (voir Zoom Japon n°105, novembre 2020), le jeune cinéaste (40 ans) a construit un récit captivant sur une famille exclue dans le Japon rural prémoderne. Après une série de récoltes infructueuses, la famille est ostracisée par le reste du village, soi-disant en raison d’un crime commis par son arrière-grand-père. Ses membres doivent effectuer le sale boulot du village et reçoivent moins de rations de riz. Rin, la fille de la famille, a peu d’amis, à part Taizô, le coursier du village, et son jeune frère Shokichi. Après avoir été accusée de vol, le village décide qu’elle deviendra une offrande sacrificielle pour les dieux dans l’espoir qu’ils aident le village à sortir de la famine . Mais Rin s’enfuit dans la forêt. Elle y rencontre un mystérieux homme des montagnes, qui devient son mentor jusqu’au moment où elle est capturée et présentée devant le bûcher. S’appuyant sur des acteurs talentueux au premier rang desquels Yamada Anna dans le rôle de Rin et l’expérimenté Nagase Masatoshi qui interprète avec brio Ihei, le père de la jeune fille, Fukunaga Takeshi a su créer un film prenant où la nature occupe aussi une place très importante.
Le film laisse une forte impression sur le spectateur et on espère que des distributeurs curieux se précipiteront pour le diffuser en dehors du Japon. Dans la même veine, le moyen-métrage signé par le trentenaire Hokimoto Sora exprime le même besoin de plonger dans le Japon profond. Pour Hadaka no yume, ce dernier a planté sa caméra dans la préfecture de Kôchi, sur l’île de Shikoku, où se trouvent ses racines familiales. “Je n’avais jamais eu l’occasion d’y vivre jusqu’à ce que ma mère tombe malade. J’avais donc toujours voulu y tourner, mais je ne l’avais jamais fait. Mais cette fois, je crois que c’était le bon moment”, raconte-t-il. Sans être autobiographique, cette œuvre fait donc écho à une expérience personnelle du cinéaste de 30 ans qui transpose de façon très poétique un voyage mélancolique d’une mère mourante et de son fils à la recherche de l’autre. Le choix du décor naturel apporte beaucoup à la profondeur du propos tout en évitant de tomber dans un film larmoyant. Porté par trois formidables acteurs – Aoki Yuzu, Tadano Miako et Maeno Kenta –, ce film dédié au génial Aoyama Shinji montre que le cinéma japonais en a encore sous le pied à un moment où la plupart des productions se contentent d’adapter médiocrement des séries télévisées ou des mangas.
Dans la veine documentaire, on peut aussi se sentir rassuré par la qualité d’un Hyûga Fumiari qui, à 42 ans, n’en est pas à son premier coup d’essai. Après notamment Tokyo Kurds (2018) où il a dressé le portrait de jeunes Kurdes à Tôkyô dont les demandes pour obtenir le statut de réfugié ont échoué, le documentariste, qui travaille depuis 2006 pour la société Documentary Japan, a choisi d’aborder un autre sujet important, celui de la liberté d’expression au Japon, à travers le portrait du comédien Muramoto Daisuke qu’il a suivi dans ses diverses pérégrinations, en quête de la meilleure manière d’exprimer son art. “J’ai toujours été intéressé par le stand-up”, raconte-t-il pour justifier le choix de suivre un comédien dont la caractéristique est de s’exprimer sur des sujets que les comiques nippons évitent d’aborder pour ne pas remettre en cause le conformisme ambiant. Dès le début de son film, Hyûga Fumiari rappelle que le comédien qui formait initialement un duo avait le vent en poupe jusqu’au jour où il a commencé à parler de thèmes de société dans un programme sur Internet. Invité régulier des émissions de télévision, il a totalement disparu des écrans radar puisqu’en 2020 il n’a fait qu’une seule apparition. “Quand nous avons des problèmes, nous devons nous réveiller. Je pense que le pays a besoin des comédiens pour cela”, affirme d’ailleurs Mura-
moto Daisuke qui tient justement à faire la distinction entre le comédien et le tarento, cet habitué des plateaux télévisés dont la mission est de faire rire sans heurter. Le documentaire n’est pas un film à la seule gloire de Muramoto dont le réalisateur montre aussi les faiblesses.
Comme les deux autres œuvres, le film de Hyûga Fumiari témoigne de la réalité du Japon avec une grande force. C’est avec ce type de sélection et le désir de les porter jusqu’au sommet que le Festival international du film de Tôkyô gagnera assurément ses galons de grands rendez-vous du cinéma.
Odaira Namihei