Même s’il porte bien les marques de son grand âge, le Motomiya Eiga Gekijô fait de la résistance.
On trouve souvent des trésors cachés et des histoires oubliées dans les endroits les plus inattendus. Prenez Motomiya, la plus petite ville de Fukushima, tant en termes de population (30 000 habitants) que de taille. Autrefois shukuba (halte routière et station de messagerie) très fréquentée, avec de nombreuses auberges, elle a fini par être contournée par les transports modernes. Et si le train à grande vitesse Shinkansen passe par Motomiya, il ne s’y arrête pas. En d’autres termes, il est difficile de trouver une bonne raison de visiter cet endroit.
Pourtant, si vous vous aventurez dans le dédale de ruelles d’un quartier résidentiel situé à trois minutes de marche de la gare, vous trouverez un bâtiment en bois de trois étages en ruine dont les murs roses contrastent fortement avec les couleurs plus sobres des maisons environnantes. L’enseigne verticale bleu vif qui occupe les deux étages supérieurs indique Motomiya Eiga Gekijô (Cinéma de Motomiya). Le panneau le plus frappant proclame que ce bâtiment a 109 ans. Au Japon, où la découverte d’un bâtiment vieux d’à peine un demi-siècle donne lieu à de grandes réjouissances, ce n’est pas un mince exploit. De plus, bien que ce cinéma ne soit plus en parfait état, il a survécu aux tremblements de terre, au réaménagement urbain et aux raids de guerre lorsque les bombardiers américains ont pris pour cible l’usine locale qui fabriquait des tissus utilisés pour recouvrir les ailes des chasseurs Mitsubishi Zero.
La première incarnation de ce cinéma, le Motomiya-za, remonte à 1914 – la même année que la gare de Tôkyô – par un groupe bénévole de 33 commerçants et entrepreneurs locaux éminents, dirigé par Komatsu Motôji, un grand propriétaire terrien et homme politique qui a été président de l’assemblée préfectorale, maire de la ville et membre de la Chambre des représentants.
Affectueusement appelée Jobudai par les habitants (un nom issu du dialecte de Fukushima), cette structure en bois de trois étages pouvait accueillir 800 personnes et était utilisée à de nombreuses fins. En 1943, Tamura Torakichi a acheté le bâtiment et l’a rebaptisé Motomiya Eiga Gekijô. Même après la guerre, il a continué à accueillir des troupes de théâtre populaires. Cependant, les gens avaient de plus en plus soif de cinéma, et les projections ont commencé pour de bon en 1945, lorsqu’il a installé un nouveau projecteur. Pendant les années 1950, l’âge d’or du cinéma japonais, l’établissement a fait de bonnes affaires, même si la plupart des nouveaux films n’arrivaient à Motomiya qu’après avoir été projetés dans les grandes villes. Le public local devait attendre environ six mois avant de les voir. En 1954, Tamura est décédé subitement et son fils Shûji a repris la direction, élargissant la programmation et projetant à la fois des œuvres étrangères célèbres. Lorsque l’année suivante, plusieurs endroits de Motomiya, dont le commissariat de police, ont été utilisés comme lieux de tournage de Keisatsu nikki [Journal d’un policier] de Hisamatsu Seiji, Shûji a profité de l’occasion pour projeter le film en même temps qu’il sortait à Tokyo. “Le film est devenu le plus grand succès de la ville”, raconte Shûji, aujourd’hui âgé de 86 ans, “générant une recette record de 300 000 yens en trois jours, à une époque où le salaire mensuel était de 10 000 yens. Le cinéma ne comptait que 800 places, mais à cette occasion, nous avons réussi à entasser 1 000 personnes sur les trois étages.”
Malheureusement, les années fastes n’ont pas duré longtemps et, au début des années 1960, le nombre de spectateurs a fortement diminué. Dans une ultime tentative pour attirer les gens et sauver l’entreprise, Shûji est allé jusqu’à projeter les premiers pinku eiga (porno soft, voir Zoom Japon n°106, décembre 2020) qui, à cette époque, envahissaient le marché, mais cette initiative ne fut pas bien accueillie. Entre-temps, les dettes se sont accumulées et Shûji a été contraint de fermer le cinéma. Le Motomiya Eiga Gekijô a présenté sa dernière séance de cinéma en août 1963. Shûji s’est reconverti en vendeur de voitures, et en trois ans environ, il a réussi à rembourser ses dettes. Lorsqu’il a pris sa retraite à l’âge de 65 ans, les multiplex étaient devenus courants, la numérisation progressait et la réouverture de son cher cinéma n’était pas réaliste, mais il avait un rêve. “Je ne pouvais tout simplement pas abandonner. Je voulais accueillir le public et lui montrer des films à nouveau après ma retraite”. Dans ce but, et contre l’opposition de sa famille, il a continué à prendre soin des films qu’il avait encore, et de son précieux projecteur, en huilant régulièrement ses pièces et en le maintenant en état de marche. Il a aussi fait de son mieux pour que le vieux bâtiment ne tombe pas en ruine, nettoyant la salle et attendant le jour où le grand écran blanc reprendrait vie.
En 2008, l’inattendu s’est produit. “A l’époque, je me rendais dans une clinique ophtalmologique de Motomiya pour me faire soigner les yeux. Le médecin, qui avait à peu près mon âge, a exprimé le désir de regarder un film dans mon cinéma et je n’ai pas pu refuser. Je voulais lui montrer, ainsi qu’aux infirmières, ma gratitude pour la façon dont ils s’étaient occupés de moi”. Alors, le bâtiment en ruine a repris vie pour une projection privée. Quelque 150 personnes se sont rassemblées devant l’écran, et un film y a été montré à un public pour la première fois en 45 ans. Mais ce n’est pas tout : l’événement a été rapporté dans les journaux, il est devenu un sujet brûlant, et des visiteurs de tout le pays sont venus visiter cet ancien survivant de l’âge d’or.
Exactement comme Shûji l’avait imaginé toutes ces années, le Motomiya Eiga Gekijô a eu sa seconde chance. D’autres projections ont suivi, et en 2014, un événement spécial a été organisé pour célébrer le 100e anniversaire de son ouverture. Cependant, tout n’a pas été sans heurts : les deuxième et troisième étages ont été gravement endommagés par le puissant séisme du 11 mars 2011. Puis, le typhon d’octobre 2019 a provoqué une inondation. Par miracle, l’écran et surtout le projecteur sont sortis indemnes les deux fois. En revanche, la salle a subi l’assaut de la boue. Lorsque les dégâts ont été connus sur les médias sociaux, cela a suscité un élan de générosité de tout le pays, et la restauration a pu être achevée au printemps suivant où une projection de reprise était prévue, mais l’événement est tombé à l’eau en raison de la pandémie de la Covid-19.
Une visite au Motomiya Eiga Gekijô donne vraiment l’impression de voyager avec une machine à remonter le temps jusqu’à l’ère Shôwa (1926-1989), où aller au cinéma était une expérience à la fois commune et magique. Dans le hall faiblement éclairé, on trouve des photos de stars du grand écran comme Kitaôji Kin’ya et Kobayashi Akira, ainsi que des affiches de films de cette époque. C’est ici que Shûji passe ces journées pendant la saison chaude, assis sur une chaise près de l’entrée.
Le sentiment rétro et l’atmosphère nostalgique imprègnent même le parterre. Le sol en béton a l’air rugueux, mais les 100 chaises en bois sont étonnamment confortables et les zabuton (coussins traditionnels) ajoutent une jolie touche familiale. Ce sont également les seuls sièges disponibles depuis que les deux étages supérieurs ont été fermés au public après le séisme de mars 2011.
L’endroit le plus surprenant est la salle de projection. C’est ici que l’on peut admirer une véritable relique : un projecteur de 1957. Shûji dit que c’est le seul endroit de la préfecture où l’on peut trouver ce type de matériel, mais on aurait probablement du mal à trouver un modèle similaire ailleurs au Japon. La plupart des gens n’ont plus aucune idée de son fonctionnement, alors il explique patiemment comment il fait apparaître des images en mouvement à partir de cette ancienne machine. “Au lieu d’une lampe à arc au xénon, qui est la source de lumière la plus courante aujourd’hui, ce projecteur utilise des tiges de carbone comme électrodes”, explique-t-il. “Pour être plus précis, il existe deux types de tiges de carbone : les ‘tiges positives’ et les ‘tiges négatives’. Lorsque le plus et le moins se rapprochent, l’électricité circule et le projecteur utilise la lumière émise à ce moment-là. En brûlant, les tiges se raccourcissent peu à peu, comme une bougie. Ce système présente toutefois un inconvénient : nous devons constamment veiller à ce que la bonne distance entre les tiges soit maintenue. C’est le travail du projectionniste de régler finement la distance qui les sépare”. “Les gens viennent de tout le Japon pour découvrir un film projeté sur un vieux projecteur. Ce n’est peut-être pas aussi net que le numérique, mais la sensation de chaleur qu’on en retire est assez unique”, se réjouit-il.
Actuellement, le Motomiya Eiga Gekijô est géré conjointement par Shûji et sa fille Yûko, qui vit à Tôkyô et travaille dans un petit cinéma indépendant (voir Zoom Japon n°103, septembre 2020). Des projections sont organisées plusieurs fois par an, notamment pour des groupes. Le cinéma est également utilisé comme lieu d’événements et de concerts, et comme lieu de tournage. “Les gens viennent très souvent, même lorsque le cinéma est fermé, juste pour jeter un coup d’œil. Je suis heureux qu’ils veuillent voir un lieu qui est resté vide pendant si longtemps. Après tout, le cinéma est le but de ma vie. Mais je n’ai jamais pensé que je serais sous les feux de la rampe à mon âge” (rires). Les Tamura projettent souvent des compilations produites par Shûji en montant et en choisissant les bonnes scènes des films qu’il a sous la main. “Je veux créer des spectacles intéressants qui plairont au public en laissant de côté les parties ennuyeuses. C’est comme la dernière scène de Cinema Paradiso (de Giuseppe Tornatore 1988). Je veux montrer des films qui resteront dans la mémoire des gens”, explique le projectionniste.
Dans tout le Japon, les vieux cinémas ferment les uns après les autres et il est très difficile pour un cinéma d’occuper un bâtiment entier comme par le passé. Désormais, la plupart des cinémas sont devenus locataires. “Beaucoup de gens semblent d’accord pour dire qu’il est presque impossible de gagner sa vie dans ce secteur”, confirme Yûko, “Pourtant, de nouveaux films continuent d’être réalisés. Je reçois même des appels téléphoniques de cinéastes qui me demandent de projeter leurs propres œuvres. D’autres me rendent visite lorsqu’ils cherchent des lieux de tournage et lorsqu’ils entrent dans la salle de cinéma, on peut voir à quel point ils sont excités. Il y a quelque temps, un sexagénaire de la région a apporté le DVD d’un film de monstres qu’il avait manqué à sa sortie et l’a regardé sur l’écran. Les cinémas de location… n’est-ce pas une idée géniale ?”
Le typhon de 2019, les dégâts causés par les inondations et la pandémie de la Covid-19 qui a suivi ont marqué la région et les gens ont quitté Motomiya. Les magasins familiaux et les confiseries ont disparu. C’est la triste réalité. Mais les Tamura n’ont pas dit leur dernier mot. “Le Motomiya Eiga Gekijô est toujours vivant et se porte bien parce que les gens continuent à venir. Je gérerai et protégerai ce cinéma aussi longtemps que des films seront réalisés”, assure avec enthousiasme le jeune homme de 86 ans.
Gianni Simone